Il serait malséant de m’appesantir ici sur mes « faits d’armes », d’autant qu’ils n’ont rien eu de particulièrement héroïque. Je me bornerai à mentionner l’épisode qui m’a valu, le 4 mai 1957, d’être cité à l’ordre de la division par le général Pédron, commandant le corps d’armée d’Oran, et décoré de la croix de la Valeur militaire : « Jeune chef de peloton qui, depuis dix-huit mois, a participé à toutes les opérations de son escadron. Le 12 janvier 1957, à El Krarba (Beni Ouarsous), alors qu’un élément venait d’être pris à partie par une bande rebelle, a entraîné son peloton, malgré un feu de l’adversaire, et a mené l’assaut à la tête de ses hommes. Son action a permis l’évacuation des blessés et la récupération d’armes et de matériel. »
De cette guerre, qui fut si meurtrière, mon souvenir le plus émouvant est celui d’un jeune Musulman, âgé d’à peine quatorze ou quinze ans, mort dans mes bras après avoir sauté sur une mine, tout à côté de moi. Dans un premier temps, je crus qu’il était sorti miraculeusement indemne de l’explosion. Il ne saignait pas, ne portait aucune blessure visible. En ouvrant sa chemise, je découvris un petit trou rouge : un éclat imperceptible avait traversé sa poitrine et s’était logé dans le cœur. À un moment, il a fermé les yeux et j’ai alors senti que son corps était devenu plus lourd. Bouleversé, désemparé, j’ai tenté en vain de le ramener à la vie. Mais il était déjà trop tard…
En avril 1957, je prends, après le départ de notre capitaine et faute de remplaçant dans l’immédiat, le commandement du 3 eescadron que j’assumerai jusqu’à l’arrivée de son successeur, trois mois plus tard, et à la fin de mon séjour prévu en Algérie. Je quitte l’armée avec tristesse, au point de songer quelque temps à m’engager pour de bon. De retour en métropole, je n’ai plus en tête que d’en repartir. N’était l’avis contraire de Bernadette et l’opposition catégorique du directeur de l’ENA, M. Bourdeau de Fontenay, qui me rappelle mon engagement à servir non l’armée mais l’État, sans doute aurais-je choisi le métier des armes. La carrière qui m’était apparue la plus conforme à mes aspirations…
Ce qui me frappe en rentrant d’Algérie où j’ai vécu, pendant plus d’une année, pratiquement coupé de tout, c’est l’effondrement moral, politique et administratif de notre pays, où la faillite de l’État se conjugue à l’inertie de l’opinion. Nul alors ne semble s’indigner, ni même s’étonner que, mois après mois, le gouvernement français soit obligé d’aller mendier ses fins de mois à l’étranger. Après s’être tourné vers les Américains, le voici contraint de s’adresser aux Allemands, douze ans après la Libération. Le jeu politique, sous cette IV eRépublique finissante, s’apparente à un théâtre d’ombres où s’agitent des spectres interchangeables et désabusés. J’en arrive à me demander s’il est encore utile, et même convenable, dans ces conditions, de consacrer sa vie à servir un État qui n’est plus digne de ce nom. Cette période précédant le retour au pouvoir du général de Gaulle me marquera profondément. Elle constitue l’un des rares moments de déception et de découragement que j’ai connus au cours de mon existence.
Nos professeurs, à l’ENA, nous expliquent, démonstrations lumineuses à l’appui, que le redressement économique de la France est devenu impossible. Le déficit de la balance des paiements est considéré, par les plus éminents de nos maîtres, comme une fatalité inéluctable, tout à fait comparable à une anémie chronique, reconnue comme telle par le malade lui-même, qui s’y est résigné. Imaginer une guérison, fût-ce à longue échéance, pouvait faire douter de nos aptitudes à exercer une activité sérieuse. Le bateau coulait lentement dans le port, sous les yeux de promeneurs trop avertis et trop convaincus pour être vraiment attristés. Là-dessus, le général de Gaulle reprend les rênes du pays et Jacques Rueff lance son Plan dans la foulée. Six semaines se passent et la balance des paiements est de nouveau en équilibre. Le redressement est saisissant. J’en tire la conclusion que mieux vaut se méfier de l’opinion des théoriciens, des technocrates et des économistes. Et, depuis lors, mon jugement n’a guère changé.
Le directeur de l’ENA, l’excellent M. Bourdeau de Fontenay, qui a toujours un petit mouchoir tricolore au fond de sa poche pour essuyer une larme patriotique au coin de son œil, a été impressionné par ma prestation militaire et, du coup, il me dispense du stage en faculté de droit auquel j’aurais, normalement, dû être astreint, n’ayant jamais fait de droit. Sans autre formalité, il décide de m’affecter dans un département de province. C’est ainsi que je me suis retrouvé stagiaire à la préfecture de Grenoble.
J’y suis accueilli par le directeur de cabinet, Marcel Abel, homme merveilleux, ancien résistant, bien connu de toute la préfectorale. On le surnomme « Bibise » à cause des embrassades chaleureuses qu’il prodigue à tout va.
— Écoutez, Chirac, c’est très simple, me déclare-t-il à mon arrivée. Moi qui vous parle, j’ai fait une carrière brillante. Eh bien ! je ne doute pas que vous fassiez la même. À une condition : c’est que, comme moi, et tout de suite, et, comme je l’ai fait, vous commenciez par accepter les tâches les plus modestes. Votre premier travail sera donc de porter des plis. Vous prendrez ceux que je vous donnerai et vous les porterez à leurs destinataires administratifs.
De nature, je ne suis pas contrariant. Puisque M. Abel me prédisait une destinée comparable à la sienne, durant deux jours, j’ai donc porté des plis. Mais le troisième jour, j’ai découvert qu’en donnant la pièce à l’huissier, ce dernier s’acquittait de cette tâche au moins aussi bien que moi. Ma vocation de facteur administratif a vite tourné court.
Il fait, cet été-là, à Grenoble, une chaleur accablante. Réfugié dans un bureau exigu, oublié de tous, et surtout de mon préfet qui ne marque aucun intérêt pour ses stagiaires, j’écoute les informations à la radio, avec l’impression qu’autour de moi tout est en train de s’effondrer. Six longs mois vont s’écouler ainsi, caniculaires et fastidieux. Seul le lancement du premier Spoutnik parvient alors à me distraire quelque peu de la torpeur dans laquelle je finis par m’enliser.
Je dois cependant à cet interminable stage grenoblois ma toute première initiation aux questions agricoles. Je me lie d’amitié avec un des dirigeants syndicaux du département, Fréjus Michon, qui m’apprend beaucoup dans ce domaine. Son sens du réel, sa solidité de raisonnement m’ont été précieux au cœur de cette moiteur grenobloise et dans l’abandon résolu où me tient l’administration préfectorale. Mon rapport de stage porte sur « le développement économique de l’Isère alpestre », sujet qui ne suscite en moi aucun émerveillement particulier, mais que je me suis néanmoins efforcé de traiter de la façon la plus sérieuse. Il me vaudra la plus mauvaise note de ma promotion.
En regagnant Paris, mon stage achevé, découragé par l’expérience que je viens de vivre, je n’aspire plus de nouveau qu’à me réengager dans l’armée. Mais je suis marié et j’ai désormais une petite fille, Laurence. Je dois donc me résigner à terminer mon parcours à l’ENA.
J’y fais irruption, début 1958, à la manière d’une boule qui rase les quilles. À peine arrivé, je suis pris à la gorge par l’atmosphère étouffante qui règne au sein de l’École. Un esprit de compétition poussé jusqu’à l’exaspération entraîne les jeunes gens qui s’y trouvent à une véritable lutte au couteau pour sortir dans le rang qui leur permettra d’accéder aux grands corps de la Haute Administration : le Conseil d’État, l’Inspection des Finances ou la Cour des comptes. Il s’agit de décrocher, à tout prix, l’un de ces trois-là. Plus l’État manifeste son impuissance, et plus on se presse, plus on se bouscule pour le servir. Certains étudiants, persuadés d’avoir découvert un document intéressant dans un livre de bibliothèque, arrachent la page afin de conserver la documentation à leur seul usage. Chacun fonce, se bat avec l’impression qu’un long couloir s’ouvre devant lui, au terme duquel seuls quelques-uns parviendront à la lumière.
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