La reine n'est pas insensible à cette déclaration, mais la fatigue l'empêche sûrement un peu de l'exprimer. Sélénia s'avance davantage, comme pour mieux la convaincre.
- Majesté, je sais la solitude dans laquelle vous vivez. Vous êtes reine et seule pour gouverner ce grand royaume. Jamais une épaule pour vous reposer, jamais personne vers qui vous tourner pour partager vos doutes, jamais un sourire complice pour vous redonner des forces quand vous en manquez. Vous savez donc mieux que quiconque combien cette solitude est souvent lourde à porter et je sais que vous ne la souhaitez à personne. Pourtant, si je perds aujourd'hui mon prince, ma solitude sera plus grande encore que la vôtre et mes yeux ne pleureront jamais assez de larmes pour noyer mon chagrin. En sauvant sa vie, vous sauverez la mienne.
Ces mots, telles des flèches, viennent piquer directement le cœur de la reine et elle oublie tout à coup sa fatigue. Elle émet quelques sons un peu aigus, que le traducteur s'empresse de déchiffrer.
- Quel est ton plan, digne princesse ? traduit le vieil homme.
Sélénia sèche ses larmes et un grand sourire lui éclaire le visage.
Le plan de Maltazard n'a sûrement rien à voir avec celui de Sélénia, mais il marche à merveille. Arthur est à bout de forces et son moustik est maintenant dans un sale état. La pauvre bête a perdu une aile au cours d'une embuscade et il lui manque des panneaux de conduite sur ses gros yeux globuleux. Les panneaux de conduite sont normalement posés sur la rétine de l'animal et reliés directement aux rênes. C'est ce qui permet au conducteur, en tirant dessus, d'indiquer la direction dans laquelle il veut aller. Il y a quatre panneaux disposés sur chaque œil, mais si un seul panneau manque, la conduite devient difficile. Malheureusement, Arthur a subi un nombre incalculable d'assauts et il ne reste, en tout et pour tout, que deux panneaux sur son pauvre moustik. Autant conduire une voiture sans pédale ni volant !
Maltazard adore voir la détresse gagner les regards et perturber les corps. Les mains se crispent, le souffle se raccourcit et on accumule les erreurs. Arthur a beau tirer sur les rênes, son moustik est devenu incontrôlable et il heurte le rebord du toit, froissant ainsi la seule aile valide qui lui reste.
Arthur perd de l'altitude et ne parvient plus du tout à manœuvrer son véhicule, qui finit par s'écraser sur le sol dans un nuage de poussière. Arthur s'étale de tout son long comme un cormoran à l'atterrissage. L'épée magique lui échappe des mains et disparaît dans la poussière.
Maltazard attendait ce moment avec impatience et ne peut résister au plaisir d'applaudir.
- Bravo, jeune homme ! vous nous avez offert un beau spectacle ! Votre résistance est impressionnante, mais néanmoins totalement vaine ! lance-t-il avec mépris. Attrapez-le !
Aussitôt, une dizaine de séides descendent de leurs moustiks et se jettent sur Arthur, trop épuisé pour lutter. En quelques secondes, Arthur est saucissonné comme un rosbif, prêt à être enfourné.
- Préparez le poteau des sacrifices ! ordonne Maltazard à sa garde rapprochée.
Aussitôt quelques moustiks scient un poteau électrique et le débarrassent de tous ses fils. Le totem est planté avec force au milieu de la place et le pauvre Arthur est immédiatement attaché dessus, comme un cow-boy perdu au milieu d'un village indien.
Maltazard s'approche de l'hôtel de ville. Il abandonne son moustik et monte sur le grand balcon. Il aime faire ses discours en dominant ses sujets. Et puis de là-haut, il se rendra mieux compte des dégâts qu'il a causés.
Il regarde la ville qui s'étale devant lui, ou plutôt ce qu'il en reste. Une maison sur deux a brûlé, d'épaisses fumées noires barrent les routes de tous côtés, des épaves de voitures jonchent le sol comme des feuilles d'automne et les habitants ont tous disparu. Arthur est le seul à être resté, mais contre sa volonté puisqu'il est ficelé à son poteau, au milieu de la place du village. Des centaines de séides se regroupent autour de lui, trop contents d'assister au spectacle. La torture des prisonniers en public fait partie des distractions préférées des séides. Rien d'étonnant à cela puisque les peuples guerriers ont toujours raffolé de ce genre de divertissements. Cela fait maintenant plus de deux mille ans que les souverains de tous poils jettent aux lions des innocents. Pourtant, aujourd'hui, ça ne va pas être évident de trouver un lion en pleine campagne. Mais faisons confiance à Maltazard et à son machiavélisme naturel pour trouver un équivalent, une nouvelle torture digne de lui. D'ailleurs, si l'ignoble M devait figurer dans le livre des records, ce serait probablement à la rubrique : « Torture », car Dieu seul sait combien il a pu en inventer. En faire ici l'inventaire détaillé vous donnerait à coup sûr la nausée. Evitons donc les maux d'estomac.
- Mes chers et fiers soldats ! lance Maltazard avec puissance en levant les bras.
La troupe d'imbéciles heureux qui se tient à ses pieds se met à crier n'importe quoi du moment que ça fait du bruit.
- Nous avons terrassé l'ennemi et ce nouveau territoire est maintenant le nôtre !
Les guerriers laissent éclater leur joie en levant leur épée vers le ciel.
- Mais ce territoire n'est qu'une infime parcelle de ce qui nous attend, car le monde entier sera bientôt à nous !
Dans la foule, ça frise le délire. A côté, un concert de rock ferait office de kermesse paroissiale.
- En attendant, pour fêter dignement cette première victoire, je vous propose de rendre hommage au seul résistant que nous ayons rencontré, le jeune prince Arthur en personne !!
Les séides se mettent à applaudir avec beaucoup de dignité, comme s'il s'agissait d'un prix Nobel. N'importe quel guerrier se serait senti flatté par tant de reconnaissance, mais Arthur n'est pas vraiment un guerrier. C'est juste un petit garçon de dix ans, assez courageux pour se battre contre plus fort que lui, assez digne pour lutter contre l'injustice, assez amoureux pour donner sa vie à une princesse. Il aimerait sûrement crier, se débattre, refuser cette horrible fin qui l'attend, mais il n'en a plus la force ni le courage. Il espère seulement que Sélénia prendra le relais et réussira là où il a échoué. Il sait que sa princesse est fière et valeureuse et qu'elle ne laissera jamais Maltazard en paix. Cette pensée le rassure un peu et le fait même sourire.
Voilà bien la dernière chose que Maltazard s'attendait à voir : un sourire sur le visage d'un prisonnier ligoté au poteau des sacrifices.
- Tu as décidément du cran, jeune homme, et pour honorer ta vaillante attitude, je vais redoubler d'imagination pour te trouver une torture digne de moi ! déclare le maître avec sadisme.
Deux cents séides se mettent à ricaner en se frottant les mains. Maltazard, lui, se frotte le menton. Il fait toujours ça quand il réfléchit. Mais aujourd'hui, il se le frotte doucement, signe que cela va prendre du temps. Il faut dire qu'il a déjà été tellement loin dans l'ignominie que trouver pire est un problème. Mais il se doit d'être à la hauteur de sa réputation. Pas question de décevoir son armée et encore moins son prisonnier. Les séides attendent le spectacle avec impatience. Certains trépignent en battant des mains, d'autres bavent sans même s'en rendre compte. Arthur, lui, est de plus en plus calme, comme si cette mort, devenue inéluctable, ne lui faisait plus peur.
L'excitation dans l'armée est à son comble et tous les guerriers guettent la décision de Maltazard. Celui-ci lève soudain le bras.
- Qu'on le... détache ! hurle-t-il à la surprise générale.
S'il y a de la perversité dans cette torture, elle a échappé à tout le monde. Mais peut-être que donner un peu d'espoir avant de frapper à nouveau fait partie du plan ? Maltazard pousserait-il le sadisme jusque-là ? Beaucoup de séides pensent que oui et ils se dépêchent de détacher Arthur, tout excités de voir la suite qui s'annonce des plus hideuses.
Читать дальше