L’homme lui serra la main en se présentant :
— Abraham Lincoln.
Hold plissa les yeux. L’homme leva la main.
— Ne dites rien. Voilà presque cinquante ans que les gens font cette tête-là quand je leur donne mon nom. Je n’ai toujours pas pardonné à mes parents.
Le Canadien régla sa consommation et sauta de son tabouret. Une fois dans le sas, il remit ses gants :
— Je ne sais pas ce que vous tramez et ça ne me regarde pas, mais des tas d’histoires courent à propos de l’ancienne base.
— Quelles histoires ?
— Des gens qui n’en reviennent pas, des bruits. Ce genre de trucs.
— Vous connaissez bien ?
— J’y emmène régulièrement les gardes-chasses et les types de l’environnement. C’est ce que vous êtes officiellement. Vous savez où vous voulez aller ?
Hold sortit un morceau de papier avec la latitude et la longitude précises à la seconde près.
— On va rentrer ça dans le GPS, fit l’homme en hochant la tête. Vous avez de la chance. On a eu une tempête qui s’est terminée cette nuit. Si vous étiez venus plus tôt, j’annulais.
— Nous n’aurions pas pu attendre.
— Ici, lorsque les éléments disent non, aucun homme n’est assez taré pour dire oui.
— C’est noté.
— Je ne vous connais pas, mais vous pouvez vous vanter d’avoir des amis fidèles. En tout cas, personne ne m’avait encore jamais demandé un service avec une telle insistance.
— Il faut une bonne raison pour bien faire les choses.
Les rayons du soleil couchant embrasaient la crête du massif de Smooth Rock. La motoneige prit son élan pour passer le dernier talus avant le versant à l’ombre. Malgré les confortables combinaisons, chacun sentit le froid plus intensément. Dans une gerbe de flocons, Lincoln ouvrait la trace, menant le convoi sur l’épaisse couche blanche. À quelques dizaines de mètres suivait Hold, avec Kinross en passager. Ben Fawkes fermait la marche, transportant Schenkel cramponné aux poignées arrière.
Le terrain était escarpé, alternant forêts de résineux, massifs rocheux, bras de rivières et lacs gelés. Progresser dans cet environnement à bonne vitesse demandait un œil d’expert. Toute erreur quant au choix du passage ou à l’évaluation des risques pouvait s’avérer fatale. Chaque fois qu’il le pouvait, Lincoln empruntait des chemins forestiers, mais plus il approchait de l’objectif, plus il était obligé de s’aventurer en prenant des risques.
Les trois engins traversèrent une vaste étendue plane hérissée de troncs cassés et noirâtres. Parvenu à l’autre extrémité, Lincoln mit les gaz pour passer le talus de la berge enneigée. Sa motoneige effectua un saut et retomba les patins parfaitement alignés dans la poudreuse. Il s’arrêta pour vérifier le GPS.
Hold remonta jusqu’à lui et releva la visière de son casque :
— Tout va bien ?
— On n’est plus très loin. Soit on monte tout droit et en plus de la pente, on s’offre un beau slalom entre les troncs, soit on contourne le relief jusqu’à dépasser l’à-pic à l’ouest et ça double la distance. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Les machines sont bonnes, on devrait s’en sortir au plus court.
Hold fit signe à Fawkes de les rejoindre :
— Tu te sens assez à l’aise pour grimper ça ? demanda-t-il en désignant le raidillon boisé.
Fawkes approuva sans hésiter. Thomas leva sa visière et lança à Kinross :
— Je commence à comprendre votre envie de vomir partout. Moi-même…
Lincoln redémarra, noyant la fin de sa phrase dans le grondement du moteur. À plusieurs reprises durant l’ascension, il se leva de sa selle pour maintenir son équilibre. Quelques branches basses fouettèrent son casque. Il était obligé de donner toute la puissance de son moteur pour progresser. Lorsque enfin, il arriva au sommet, il expira avec vigueur et se retourna pour vérifier que les autres équipages suivaient. La vue donnait le vertige. Une fois Hold et Fawkes arrivés, il leur laissa le temps de reprendre leur souffle. L’autre versant, en descente, s’annonçait nettement plus facile, à condition de ne pas dévaler. Lincoln donna le signal du départ et s’engagea en prenant garde aux rochers qui parfois, émergeaient à peine de la neige.
Ils s’engagèrent dans une étroite vallée flanquée de parois rocheuses de plus en plus hautes. Lincoln ne tarda pas à s’arrêter. Cette fois, il descendit de son engin et retira son casque.
— Impossible d’aller plus loin en bécane. Trop risqué, lança-t-il à Hold. Votre spot se situe à une trentaine de mètres, droit devant.
Hold hocha la tête. Kinross descendit à son tour et se redressa en se tenant les reins. Fawkes détachait déjà les filets retenant les sacs à dos à l’arrière des engins.
— Je dois rentrer sans tarder, annonça Lincoln. La nuit sera vite là et s’il se remet à neiger, je suis fichu de perdre ma trace.
— Sauvez-vous, fit Hold, et merci pour tout.
— À vol d’oiseau, la maison de Brestlow est à environ six kilomètres à l’ouest. Je ne sais pas ce que vous comptez faire ni pourquoi vous avez voulu venir vous perdre ici, mais vous risquez d’en baver pour y arriver. Faites gaffe.
— Merci du conseil. Si dans deux jours, vous n’avez pas de nos nouvelles, alertez nos amis. Ils sauront quoi faire.
Lincoln leur adressa un salut, se remit en selle et enfila son casque. Les quatre hommes le regardèrent s’éloigner. Bien après qu’il eut disparu dans la forêt, ils entendirent encore son moteur dont le ronflement sourd finit par s’effacer dans le silence ouaté.
— Qu’est-ce qu’on cherche ? interrogea Kinross.
— Une ancienne bouche d’aération, répondit Fawkes.
Après avoir bâché les motoneiges, les quatre hommes chargèrent leurs sacs à dos et avancèrent dans la neige qui, par endroits, leur arrivait à hauteur des cuisses.
— Ça devrait avoir la tête d’un gros champignon, précisa Hold en inspectant les abords.
Avec méthode, Fawkes fouillait la neige du pied.
— Elle peut être sous des branchages ou dans un buisson, ajouta-t-il.
Lorsque Thomas buta sur quelque chose de lisse et dur, il appela ses comparses et commença à dégager. Ils ne furent pas longs à mettre au jour une sorte de dôme en fonte. La pièce était maintenue par une vingtaine de gros boulons.
— La clef, s’il vous plaît, demanda Hold. Elle est dans le sac du docteur.
Fawkes ouvrit le sac sur le dos du médecin et en extirpa une longue clef de 38. Il en assembla le bras transversal, puis l’enfila sur le premier boulon et commença à forcer. À en juger par les grimaces que faisait le jeune homme pourtant bien entraîné, ils étaient grippés. Lorsque le premier boulon céda enfin, Fawkes souffla :
— À trois minutes par boulon, on va déjà y passer une heure. Si on la faisait sauter ?
— On le fera en dernière extrémité, refusa Hold. Économisons nos explosifs.
— Vous avez des explosifs ? s’étonna Kinross.
— Je préfère être prêt à tout.
Les quatre hommes se relayèrent pour venir à bout des boulons. Lorsque Fawkes retira le dernier, déplacer l’énorme pièce en fonte fut une autre épreuve. La nuit était presque tombée quand enfin, Hold jeta la corde dans le puits d’aération.
— Je descends d’abord.
Il alluma sa lampe frontale, se glissa dans le tube et disparut. Il ne fut bientôt plus qu’un point lumineux dansant au fond du tuyau. Un violent vacarme métallique résonna tout à coup.
— Tout va bien ? demanda Fawkes.
— C’est bon, fit la voix de Hold tout en bas. Remonte la corde et envoie les sacs.
Lorsque son tour arriva, Kinross n’était pas rassuré. Au moment de s’engager dans le trou, il alluma sa lampe frontale et hésita.
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