L’ado sur le Blu Castello s’est levée de son transat, a fait trois pas, a échangé trois mots avec ses parents qui se tiennent collés-serrés sur le pont, a changé de bord, bâbord-tribord, trois ou quatre fois, puis est retournée s’allonger au même endroit.
Je voudrais pas être à sa place. Même si ses parents s’aiment. Peut-être que le fric, ça aide au moins pour ça.
J’ai trompé
Tu trompes
Il ou elle trompera
Maman dort et papa mate.
Comment peut-on tromper?
Tromper celui avec qui on vit. Et vivre quand même?
Est-ce que l’on trompe quelqu’un parce qu’on s’est trompé soi-même? Trompé de femme, trompé de vie, trompé de rêves?
Est-ce que moi aussi, je vais me tromper de vie?
Est-ce que moi aussi, un jour, je tromperai quelqu’un?
Le 20 août 2016, minuit
— Toi?
— Tu attendais quelqu’un d’autre?
Clotilde hésita entre répondre et hurler son dépit à la nuit.
Ils se défiaient dans l’ombre, face à face devant la cabane du berger, tels des boxeurs bombant le torse.
Chienne et loup
Proie et prédateur
Voleuse et gendarme
Femme et mari
Elle et Franck
Passé la stupéfaction, Clotilde tenta de rassembler les pensées dispersées dans son crâne comme une volée de moineaux après un coup de fusil, de ranger en file indienne les questions qui se bousculaient en désordre. Après le «Qui?», elle se concentrait sur le «Comment?».
Comment Franck pouvait-il savoir qu’elle se trouvait ici? Qu’elle se trouverait ici, puisqu’il était impossible de la suivre sans se faire repérer dans cette garrigue. Son mari les avait donc attendus devant cette cabane perdue dans le maquis; il connaissait le lieu du rendez-vous. Elle le revit dormir, ronfler, lorsqu’elle s’était échappée des Euproctes sur la pointe des pieds, il y a une heure. Il simulait. Il avait tout manigancé.
Franck frappa pourtant le premier.
— Ton thé va refroidir. Tu l’as oublié sur la table avant de partir.
— Qu’est-ce que tu fais là?
Il éclata de rire.
— Non, Clotilde. Non, pas cette fois. On ne va pas inverser les rôles.
— Qu’est-ce que tu fais là? répéta Clotilde.
— Arrête ça, Clo… Quand le voleur se fait prendre la main dans le sac, il ne demande pas à la patrouille de police pourquoi elle se trouve au bon endroit au bon moment.
— Je ne suis pas mariée avec un flic! Alors dis-moi, comment tu as su?
— Je t’ai suivie.
— Impossible, trouve autre chose!
Franck parut ébranlé un instant, comme s’il hésitait à rebrousser chemin sans rien dire d’autre. Il se retint.
— S’il te plaît, Clotilde…
— S’il te plaît quoi?
— OK, tu veux qu’on mette les points sur les i? Alors allons-y. Ma tendre épouse reçoit des textos toute la journée, y répond; ma tendre épouse invente mille prétextes, y compris la tombe de ses parents, pour aller retrouver son amant; et comme ils ne disposent pas encore d’assez de temps, ma tendre épouse attend que je sois endormi pour aller passer la nuit avec lui.
Clotilde explosa.
— Tu as voulu me piéger? C’est ça? Le courrier, le courrier que j’ai trouvé coincé sous mon essuie-glace, c’est toi qui l’as écrit? En suivant le modèle du premier?
Franck soupira.
— Bien entendu, Clotilde, si ça t’arrange, imagine que c’est moi, depuis le début, qui prends toutes les identités, ton mari, le père de ta fille, ta mère ressuscitée… Ton amant. Les textos de ce Natale Angeli sur ton téléphone, c’est peut-être moi aussi qui les écris?
Franck avait fouillé dans la messagerie de son portable! Il avouait. Pire encore, il assumait.
— Je sais que je te déçois, Clo. Tu m’obliges à faire des trucs dont je ne suis pas fier. Que je n’aurais jamais cru faire. Oui, j’ai fouillé dans ton téléphone, pour lire ce que racontait cet Angeli, du moins avant que tu ne te sépares plus de ton portable.
Il le lui paierait, se promit Clotilde. Franck le lui paierait. Plus tard! Tout en discutant, Franck avait saisi le bras de Clotilde et la forçait à redescendre avec lui. Clotilde résistait comme elle pouvait, observant la cabane de berger qui n’était plus qu’une silhouette dans la nuit. Orsu s’était fondu dans la montagne.
Son mari lui devait une explication.
— Tu n’as pas pu me suivre ce soir, Franck. Personne ne l’aurait pu sans lumière, une lumière que j’aurais forcément aperçue. Tu connaissais l’endroit où j’allais. Alors je t’en prie, Franck, réponds-moi. J’ai besoin de savoir si c’est toi qui m’as envoyé cette lettre pour m’attirer ici… Si c’est toi qui…
Elle était à bout de nerfs. Quelqu’un voulait la rendre folle. Quelqu’un y parvenait.
— Oh, et puis merde. Je veux savoir si c’est toi ou si c’est ma mère qui me l’a écrite!
Franck la fixa, effaré, presque effrayé. Les ombres creusaient leurs rides respectives, comme deux vieux acteurs dans les films en noir et blanc mal éclairés.
— Bordel, Clotilde! Réagis! Je suis en train de te faire comprendre que je vais te quitter, parce que tu embrasses un autre type dès que j’ai le dos tourné, que tu vas faire l’amour avec ce salaud pendant que je suis couché. Valou dort chez nous, sans se douter de rien. Tu es en train de tout foutre en l’air. On est en train de tout foutre en l’air, si tu préfères, ici, maintenant, et toi tout ce qui t’intéresse, c’est ta mère. Pire encore, le fantôme de ta mère! Putain… (Il se força à rire.) Je sais qu’il y a des hommes qui quittent leur femme à cause de leur belle-mère… Mais pas à cause d’une belle-mère morte il y a vingt-sept ans.
Il se recula encore, tirant le bras de sa femme; la cabane avait disparu dans le noir.
— Tu n’as rien d’autre à me répondre, Clo? Enterre les morts, bordel! Même si tu veux démolir notre couple, tu as une fille. Tu ne peux pas t’en foutre à ce point.
Un voile se souleva dans le cerveau de Clotilde.
L’homme qui lui parlait, qui lui aboyait dessus, était un parfait inconnu. C’est lui qui était venu la draguer, lors de cette soirée où il était déguisé, comme par hasard, en Dracula. C’est lui qui avait voulu se marier avec elle. C’est lui qui avait voulu rester. Elle n’avait fait qu’accepter sa présence, depuis des années.
Accepter, sourire, se taire.
— Je ne m’en fous pas, Franck, je suis larguée. Tu comprends ça? Larguée! Alors au point où j’en suis, je peux tout te balancer: oui, je pense que ma mère est vivante. Et pourtant je sais que c’est impossible… Je n’ose plus te parler, Franck. Je sais qui a tué mes parents, qui a foutu en l’air la direction de la Fuego, qui a…
— Je m’en fous, Clotilde!
Franck avait haussé le ton.
— Je me fous de cet accident, je me fous de tes parents morts il y a vingt-sept ans, je me fous de ton frère que je n’ai jamais vu. Je me fous de tout ça! Tout ce qui compte, tout ce qui me rend dingue, c’est que tu as embrassé un autre type que moi, qu’il t’a tripotée et que vous aviez rendez-vous ce soir pour baiser. Je ne peux pas accepter ça, Clo. Je ne peux pas. Tu as tout gâché en voulant revenir ici, Clo. Tu gâches tout!
Pendant tout le temps que dura leur longue descente, ils ne prononcèrent pas un autre mot.
Franck se tenait face à son café, traits tirés. Valou face à un bol de lait chocolaté couvert d’une montagne de corn-flakes, deux œufs sur le plat, un jus d’orange, fraîche comme une rose.
Derrière eux, Clotilde s’activait. Franck but une gorgée avant de parler.
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