Quarante-cinq degrés. Vue plongeante sur la Balagne. Le panorama sur le jardin de la Corse s’étend de Calvi à L’Ile-Rousse. Avec un peu d’imagination, on devine même le désert des Agriates et le port de Saint-Florent au pied du cap Corse. Je fixe la mer, comme pour prendre une inspiration avant une plongée en apnée, et j’explique tout. Les dauphins, Orophin, Idril et leurs bébés, Natale qui leur parle, l’ Aryon , un ponton pour l’amarrer, un ponton plus grand, après, pour amarrer un bateau plus grand, le sanctuaire au large et, sur la berge, une terrasse, une buvette… Et je m’arrête là. Je ne parle pas tout de suite de la maison des dauphins, et surtout pas de l’architecte féminin que Natale a contacté.
Papé m’a écoutée sans rien dire.
Trois cent vingt degrés. Vue directe sur la Revellata. D’ici, la presqu’île ressemble à un crocodile endormi! Je vous jure. La peau grise et verte, avec la punta di l’Oscelluccia et la Punta Rossa formant ses grosses pattes et sa gueule flottant dans l’eau dessinée par le bout de la péninsule. Mille rochers blancs alignés comme des dents et le phare qui lui fait comme un bouton sur le nez.
Et puis enfin, mon Papé parle. Avec un petit sourire en coin.
— Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire, un dauphin?
Je m’attendais à tout sauf à celle-là!
Alors j’y reviens, je tente de lui expliquer ce que j’ai ressenti sur l’ Aryon , quand j’ai plongé, quand j’ai nagé avec les cétacés. Il doit bien la sentir, mon émotion, j’en ai encore les bras qui tremblent, les larmes qui perlent, rien que d’y penser. Alors j’en profite, puisque je suis sincère et que ça se voit.
— Dis oui, Papé, dis oui. Dis oui, rien que pour le bonheur de tous ces gens qui plongeront comme moi. Natale veut juste faire partager ce trésor.
Ça y est c’est reparti, je n’aurais jamais dû mettre dans la même phrase les mots «partager» et «trésor», Papé me reparle comme un vieux sage à barbe blanche, comme si mon cahier secret dans lequel je consigne ses paroles, il voulait en faire un grimoire.
— Vois-tu, ma petite fille, il n’y a que trois attitudes possibles face à un trésor, depuis toujours, que ce trésor soit une femme, un diamant, une terre, une formule magique: le convoiter, le posséder ou le protéger. Tout comme il n’y a que trois sortes d’hommes, les jaloux, les égoïstes et les conservateurs. Personne ne partage un trésor, Clotilde, personne…
Au début, les tirades de Papé, j’aimais bien. Mais là, ça commence à me saouler! En plus, je ne voudrais pas le vexer, mais je ne vois pas vraiment la différence entre les égoïstes qui possèdent et les conservateurs qui protègent sans partager. Je me tais. J’ai une autre idée plus maligne pour le forcer à réagir.
— Si tu veux, Papé. Si tu veux. Mais je crois surtout qu’au fond, la vraie raison, c’est que comme tous les Corses, tu n’aimes pas la mer. Tu n’aimes pas les dauphins. Tu n’aimes pas la Méditerranée. Tu n’aimes pas te tourner dans ce sens-là, vers l’horizon. Si les Corses aimaient vraiment la mer, ils ne la laisseraient pas aux Italiens dans leurs yachts.
Il rit.
Ma dernière phrase était de trop. Débile, il va se moquer de moi au lieu de se fâcher.
— J’aime bien ton image des Italiens, mais tu te trompes, Clotilde. Sur les Corses et sur la Méditerranée. Tu sais, je n’ai pas toujours été berger. J’ai servi cinq ans dans la marine marchande, j’ai fait trois fois le tour du monde…
T’es trop forte, ma Clo, ça a marché!
Deux cent cinquante degrés. J’ai l’impression, en suivant le littoral vers le sud, de voir jusqu’à la réserve de Scandola et Girolata, là où les rochers deviennent rouges et où les balbuzards construisent sur les pitons de pierre de volcan des nids de fous qui ressemblent à des vigies.
— Regarde, Clotilde, droit devant, vers Arcanu. Si tu continues en direction de la mer, en ligne droite, tu parviens aux falaises de la Petra Coda. Trente mètres, pour les plus hautes. Quand j’avais ton âge, tous les jeunes Corses, ceux qui selon toi ont peur de l’eau, sautaient de là. Même si, je le reconnais, ton grand-père était le plus audacieux de tous. Mon record est à vingt-quatre mètres. Avec l’âge, j’ai sauté de moins en moins haut. Quinze mètres… dix mètres… Mais je continue de nager aussi souvent que je le peux, de la Petra Coda jusqu’à la grotte des Veaux Marins, parfois jusqu’à la Punta Rossa. Renoncer à la mer, c’est renoncer à sa jeunesse, rien d’autre.
— Alors dis oui, Papé, dis oui pour les dauphins, dis oui pour ma jeunesse, dis oui, rien que pour moi.
Il sourit.
— Tu ne lâches jamais, ma petite fille? Tu ferais une bonne avocate. Je vais réfléchir, je te promets. Laisse-moi seulement un peu de temps. (Il rit, cette fois.) Tout va trop vite. Les femmes changent et prennent la parole. (Il rit encore.) Les dauphins changent et se mettent à parler aux pêcheurs. Je ne voudrais pas que ma Corse change aussi vite…
— Alors c’est oui?
— Pas encore. Il reste une question, une question que tu n’as pas abordée, ma chérie.
L’ombre de la croix s’étend sur nous.
— Je ne sais pas si on peut faire confiance à ce Natale Angeli.
* * *
Il murmura entre ses dents.
Tu l’as eue, Papé.
Tu l’as eue, ta réponse.
Et pas celle que tu attendais.
12 heures
— Tu as manqué le lever de soleil, Clotilde. Tu étais plus matinale lorsque tu avais quinze ans.
Cassanu se tenait assis, adossé à la croix de bois, écrasé par l’ombre du monument haut de sept mètres planté au sommet du Capu di a Veta. On aurait dit un pèlerin qui a porté sa croix jusqu’au toit du monde, pour la planter, creuser son trou devant, et s’y enterrer.
Clotilde ne releva pas la réflexion de son grand-père. Elle venait d’effectuer quatre heures d’ascension et reprenait son souffle, stupéfaite que le vieil homme, à presque quatre-vingt-dix ans, ait pu grimper jusque-là, alors qu’elle terminait la montée complètement épuisée.
Epuisée… et énervée! Tout au long de sa montée en solitaire, malgré la beauté à couper le souffle du paysage, elle avait été incapable de faire le vide, de savourer l’instant, le vent, les parfums de lentisque, de cédrat ou de figue sauvage. Bien au contraire, les questions s’étaient bousculées dans sa tête, et toutes se résumaient en une seule: sa mère l’attendait-elle hier soir dans la cabane de berger? Elle regrettait de n’avoir pas osé aller frapper à la porte, après que Franck avait surgi. Elle lui en voulait pour cela aussi, avoir cassé la magie. Elle n’avait quasiment pas dormi de la nuit, elle avait réfléchi, puisant dans ses souvenirs, dans l’espoir de trouver une réponse à cette question qui l’obsédait.
Comment sa mère pourrait-elle être vivante?
En faisant défiler dans sa tête le film du 23 août 1989, il n’existait que trois possibilités.
Sa mère n’était pas dans la Fuego…
Sauf que sa mère était assise sur le fauteuil passager, avec Nicolas assis à l’arrière, et papa derrière le volant. Elle l’avait vue, avant de monter dans la voiture, après avoir démarré, pendant le trajet. Ils s’étaient souri, parlé. Il n’y avait aucun doute possible, ils étaient partis tous les quatre d’Arcanu.
Sa mère était descendue de la Fuego avant l’accident…
Sauf que la Fuego ne s’était pas arrêtée, avait à peine ralenti dans la descente de la bergerie, Clotilde était certaine de ne pas s’être endormie pendant le trajet avant la Petra Coda, d’ailleurs il n’y avait que quelques kilomètres de distance, et sa mère était toujours dans la voiture quand la Fuego avait quitté la route avant de s’écraser. Papa lui avait pris la main…
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