Franck se souvenait de ça?
— Je crois que ta Winona Ryder a dû rester bloquée ainsi en statue sur son écran près de deux heures, à nous regarder faire l’amour sur le canapé.
De ça, surtout…
— OK, Clo, celui ou celle qui t’a envoyé cette lettre te fait une sale blague.
Une blague? Franck avait bien dit «une blague»?
Clotilde relut les mots qui la troublaient le plus.
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien que ta fille soit là, elle aussi.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Cette visite chez ses grands-parents paternels était prévue le lendemain soir. Franck s’obstinait à vouloir expliquer l’irrationnel.
— Oui, Clo. Un type te fait une sale blague. Je n’ai aucune idée de qui il est ni de pourquoi il la fait, mais…
— Mais?
Cette fois, Franck posa une main sur un genou de Clotilde, avant de la fixer à nouveau. Le complice avait déjà disparu, c’était à nouveau le prêcheur qui parlait, le donneur de leçons avec son chapelet de morale et ses arguments imparables. Un prof patient face à son élève bornée. Elle ne supportait plus cette suffisance.
— OK, Clo, je vais m’y prendre autrement. Le soir de l’accident, le 23 août 1989, tu en es certaine, vous étiez tous les quatre dans la voiture, toi, ton père, ta mère et Nicolas.
— Oui, bien entendu.
— Personne n’a pu sauter avant que la Fuego bascule dans le précipice?
Clotilde repassa devant ses yeux les images gravées, à vif, depuis le drame. La Fuego lancée comme une bombe dans la ligne droite. Le virage serré. Son père qui ne braque pas.
— Non, personne, impossible.
Franck alla droit au but. C’était sa force. Il ne croyait qu’en deux qualités: rationalité et efficacité.
— Clo, tu es absolument certaine que ton père, ta mère et ton frère sont morts dans cet accident? Tous les trois?
Pour une fois, dans sa tête, Clotilde le remercia pour son absence de tact.
Oui, elle était absolument certaine.
Les corps déchiquetés dans la carcasse de la Fuego la hantaient depuis près de trente ans. Les corps de ses parents broyés sous les mâchoires d’acier, le goût du sang mêlé à l’odeur d’essence, les secours qui arrivent sur les lieux de l’accident et identifient les trois cadavres, transportés à la morgue et rangés dans des tiroirs pour que la famille anéantie leur rende une dernière visite… L’enquête sur l’accident… L’enterrement… Le temps qui pourrit tout, rien ne revit, ne refleurit, jamais…
— Oui, ils sont morts tous les trois, il n’y a aucun doute.
Franck posa une deuxième main sur un deuxième genou et se pencha vers elle.
— OK, Clo. Alors l’affaire est close! Un petit plaisantin te fait une farce pas drôle, un ancien amoureux ou un Corse jaloux, peu importe, mais va pas te mettre dans la tête autre chose.
— Comment ça, autre chose?
Clotilde se sentait hypocrite, fragile, faux cul, au point de se mentir à elle-même.
Parfois, la franchise de Franck simplifiait les choses.
— Te mettre dans la tête que ta mère pourrait être vivante. Et que c’est elle qui t’a écrit.
Et pan!
La peau laiteuse de Clotilde, luisante de crème solaire, rougissait pourtant.
Bien entendu, Franck.
Bien entendu.
Qu’est-ce que tu vas imaginer?
— Bien entendu, Franck, s’entendit-elle affirmer. Ça ne m’a jamais traversé l’esprit.
Faux cul! Hypocrite! Menteuse!
Franck évita d’insister.
Il avait gagné, la voix de la raison s’imposait, pas besoin d’en rajouter.
— Alors oublie, Clo. C’est toi qui as voulu revenir en Corse. Je t’ai suivie. Alors maintenant, oublie et profite des vacances.
Oui, Franck.
Bien entendu, Franck.
Tu as raison, Franck.
Merci, Franck.
Dans la minute qui suivit, Franck proposa une virée à Calvi. La cité-citadelle était à moins de cinq kilomètres, moins de dix minutes de route si on ne se retrouvait pas coincé derrière un troupeau d’ânes ou de camping-cars.
Franck partit enfiler une chemise propre, Valou battait des mains rien qu’à entendre le mot Calvi, synonyme de rue commerçante aux touristes agglutinés, de port de plaisance aux yachts alignés, de plages aux serviettes collées. En observant Valou filer dans le bungalow pour enfiler une robe serrée, se recoiffer pour dégager son front, sa nuque et ses épaules cuivrées, se rechausser de fines sandales de cuir tressé argentées, rayonnante à l’idée de retrouver la civilisation, et pas n’importe quelle civilisation, cette civilisation bronzée et friquée qui la fascinait, Clotilde ne put s’empêcher de se demander ce qui avait cloché entre elles.
Valentine et elle avaient été complices jusqu’à ses dix ans. Une petite fille princesse-délire et sa maman foldingue. Exactement comme elle se l’était promis.
Des jeux idiots, des fous rires, des secrets partagés.
Elle s’était juré de ne jamais devenir une maman aigrie, une maman casse-rêve, une maman en noir et blanc. Et tout avait foiré sans même qu’elle s’en aperçoive. Elle n’avait pas regardé du bon côté. Clotilde s’attendait à affronter une ado rebelle, celle qu’elle avait été; elle s’y était préparée en ne laissant faner aucune de ses valeurs, aucun de ses rêves. En restant la même.
Tout faux!
Elle se retrouvait aujourd’hui face à une ado sage et moderne qui la regardait comme une vieille chose démodée avec ses idéaux d’un autre âge. Aujourd’hui, la maman rigolote au mieux l’indifférait, au pire lui faisait honte.
Valou avait déjà attrapé un sac à main à franges émeraude assorti à sa jupe et attendait devant la Passat. Franck était déjà assis au volant.
— Tu es prête, maman?
Pas de réponse.
Une voix d’ado excédée. Habituée. Excédée quand même.
— Maman! On y va!
Clotilde ressortit du bungalow.
— Franck, tu as pris mes papiers?
— Pas touché.
— Ils ne sont pas dans le coffre.
— Pas touché, répéta Franck. Tu es certaine que tu ne les as pas rangés ailleurs?
OK, pensa Clotilde, je suis le vilain petit canard sans cervelle de la famille, mais je ne suis pas encore complètement déconnectée.
— Oui!
Clotilde se revoyait très précisément ranger son portefeuille dans le petit coffre-fort en fonte incrusté dans le placard de l’entrée, avant d’aller prendre sa douche.
Franck avait relevé ses lunettes de soleil sur son front, tapotait nerveusement sur le volant, tout juste s’il n’appuyait pas frénétiquement sur le klaxon.
— S’ils n’y sont pas, asséna-t-il, c’est forcément que tu…
— Je les ai rangés dans ce foutu coffre hier soir et je ne l’ai pas ouvert depuis!
Dans un élan d’énervement, Clotilde se retourna, hissa sa valise sur le lit et éparpilla les affaires.
Rien.
Elle ouvrit les tiroirs, passa sa main sur les étagères les plus hautes, glissa les yeux sous le lit, les chaises et les meubles.
Rien.
Rien.
Rien dans le coffre de toit, rien dans la boîte à gants.
Franck et Valou se taisaient maintenant.
Clotilde retourna au coffre.
— Je les avais mis dans cette putain de boîte de conserve inviolable. Quelqu’un les a pris…
— Ecoute, Clo… Il y a une clé, un code, et nous seuls…
— Je sais! Je sais! Je SAIS!
Clotilde n’aimait pas le sourire de Cervone Spinello. Elle ne l’avait jamais aimé. Elle se souvenait qu’elle détestait déjà Cervone quand il était enfant, ado, à vouloir diriger leur bande au prétexte que son père était le directeur du camping.
Читать дальше