Je marque ma surprise.
— Exactement. Vous êtes amateur ?
Il élargit son sourire.
— Disons qu’il m’est arrivé d’en porter.
Il ouvre le bouton de son veston et s’assied.
— Vous êtes dans l’hôtel le plus haut d’Europe. La vue sur le vieux Lyon, les fleuves et Notre-Dame de Fourvière est unique. Certains jours, on peut apercevoir le Mont-Blanc.
Par politesse, je jette un coup d’œil.
— J’avoue que la vue est impressionnante.
Le garçon débarque et nous tend les cartes.
— Vous prendrez un apéritif ?
Jammet m’interroge du regard.
— Un peu de champagne vous ferait plaisir ?
— Je vous suis volontiers.
Il attend que le serveur s’éloigne et me regarde droit dans les yeux.
En l’espace d’un instant, sa physionomie a changé. Son regard est impressionnant, bleu et froid.
— Je vous écoute, maître Villemont. Qu’attendez-vous de moi ?
— Francis Lambotte ne vous a pas expliqué ?
— À sa façon, mais j’aimerais une version sans adverbes.
Il vient de gagner deux niveaux dans mon estime.
— J’assure la défense d’un dénommé Akim Bachir. Le mardi 19 février, il a été arrêté dans un bureau de poste et incarcéré à la prison de Forest. Il s’est fait agresser quelques jours plus tard et a été transporté à la clinique dans un état grave. Après avoir vu le reportage sur la mort de M. Grozdanovic, il a déclaré qu’il savait ce qui lui était arrivé et qu’il était prêt à vous en dire plus.
Je marque un temps d’arrêt et soutiens son regard avec le sentiment qu’il déchiffre mes pensées. Je suis convaincu qu’il a des contacts « à l’intérieur » et qu’il en sait autant que moi sur l’agression de Bachir.
Le garçon interrompt notre échange muet, pose nos flûtes sur la table et tourne les talons.
Jammet me tend l’un des verres.
— Voilà qui est factuel et succinct. J’aurais dû faire votre connaissance plus tôt. À votre santé !
— À votre santé !
Il avale une gorgée, s’empare d’une des cartes.
— Vous avez fait votre choix ?
Je prends l’autre carte et la lit en diagonale.
— Le plat du jour m’ira très bien.
— Va pour deux plats du jour. Un peu de vin ?
— Avec plaisir.
Il jette un coup d’œil dans la salle et se retourne vers moi.
— Allons un pas plus loin, quelle est votre interprétation des faits ?
Je plisse les yeux pour ménager mes effets.
— Je pense qu’Akim Bachir n’est pas entré dans ce bureau de poste pour commettre un braquage, mais pour échapper à des hommes qui le traquaient. Selon moi, il s’est fait agresser parce qu’il sait quelque chose et qu’on veut le faire taire. Je suis convaincu qu’il a participé au casse de Zaventem de manière indirecte. Je crois que ce qu’il dit concernant Alex Grozdanovic est vrai. Pour terminer, je pense que vous savez déjà tout ça.
Une lueur de malice s’allume dans ses prunelles. Peut-être s’attendait-il à devoir me cuisiner pour parvenir à me tirer les vers du nez. Je lui ai coupé l’herbe sous le pied.
Il se penche vers moi.
— Maintenant que vous êtes mon avocat, je peux tout avouer ?
— Bien sûr.
— Bien entendu, ce que je vous dirai restera entre nous ?
— Tel que l’exige mon éthique.
— Et vous accorderez du crédit à mes paroles ?
— Jusqu’à preuve du contraire.
— Dans ce cas, commençons par parler du casse de Zaventem.
Mes oreilles se déploient comme les lamelles d’un éventail.
— Je vous écoute.
— Sachez que je n’ai absolument rien à voir dans cette affaire.
La période d’euphorie qui suivit le braquage du train postal fut de courte durée. Quelques semaines après leur exploit, un incident vint obscurcir l’horizon.
Une fois rentrés de Suisse, Franck les avait réunis pour fêter leur succès et partager le butin. Avant de sabrer le champagne, il leur avait donné quelques consignes.
— À part de vagues signalements et le fait qu’il y avait une femme parmi nous, les flics n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, mais la chasse ne fait que commencer. Il faut rester vigilant et regarder ce qui se passe. Ne touchez pas au fric pour l’instant. Quand l’affaire se tassera, on avisera.
Les autres avaient approuvé.
En février de l’année suivante, Alex eut vent d’une rumeur qui laissait entendre que Sergio Cirilli s’était lancé dans le trafic de drogue et était accro à la cocaïne.
Il mena une enquête et découvrit que Cirilli était rarement dans son restaurant. Il passait ses journées à aller de bar en bar. Le soir, il menait la grande vie dans les boîtes de nuit bruxelloises, dépensait sans compter et se pavanait au bras de prostituées de luxe.
Il rapporta l’information à Franck.
Celui-ci fulmina.
— Came, alcool et putes, le triplé explosif. Il ne faudra pas attendre longtemps pour qu’il se vante d’avoir fait le casse du siècle. Il faut lui faire comprendre qu’il a intérêt à fermer sa gueule.
Le lendemain, à l’aube, Franck et Alex firent irruption chez lui. Ils enfoncèrent la porte et se ruèrent à l’intérieur. L’Italien était seul. Ils le sortirent du lit sans ménagement et le plongèrent sous une douche glacée pour le dessoûler. Quand il eut repris ses esprits, ils lui administrèrent une correction qui le laissa dans un état proche du coma.
Avant de quitter les lieux, Alex se pencha sur lui.
— Tu étais mon pote, tu ne l’es plus. Si tu parles de nous à qui que ce soit, tu es mort.
Le coup de tonnerre retentit trois mois plus tard, le jeudi 8 mai 1997.
Vers 11 heures, un fourgon blindé de la société Securitis qui circulait entre Philippeville et Dinant fut attaqué par cinq hommes cagoulés, armés de fusils-mitrailleurs et munis de gilets pare-balles. Après avoir immobilisé le fourgon au moyen d’un pieu, ils mitraillèrent le camion et tirèrent une charge explosive dans la cloison latérale à l’aide d’un lance-roquettes.
Le fourgon éventré, ils s’emparèrent de douze millions de francs et prirent la fuite à bord d’une Xantia et d’une Golf, en laissant derrière eux un convoyeur tué et l’autre grièvement blessé.
À l’entrée de Dinant, ils furent pris en chasse par plusieurs voitures de police appuyées par un hélicoptère. Ils n’hésitèrent pas à faire feu sur les policiers et s’engagèrent sur l’autoroute où ils parvinrent à semer leurs poursuivants.
Quelques kilomètres plus loin, alors que la Golf poursuivait sa route en direction d’Arlon, la Xantia prit la sortie de Wellin. Après avoir parcouru trois cents mètres, elle fut bloquée par un engin de chantier. Trois hommes sortirent de la voiture et tirèrent en l’air pour faire dégager la chaussée. Au lieu de se plier à leurs injonctions, le conducteur du bulldozer s’enfuit à toutes jambes.
Les braqueurs firent demi-tour et se retrouvèrent nez à nez avec deux voitures de police. Ils sortirent de leur voiture et ouvrirent le feu. Lors de la fusillade, l’un des braqueurs fut abattu, les deux autres sévèrement touchés.
L’un d’eux était Sergio Cirilli.
Le soir, Franck fit venir Alex et Laurent chez lui.
Lors de la conférence de presse, le juge d’instruction avait parlé de similitudes avec la vague de braquages qui s’était produite en 1994, en attirant l’attention sur le fait que les malfrats avaient ouvert le feu, ce qui ne correspondait pas au mode opératoire des casses précédents.
Franck et Alex arpentaient le salon de long en large quand Laurent arriva. Il était sur des charbons ardents. Depuis qu’il avait appris la nouvelle, il s’était remis à fumer et grillait cigarette sur cigarette.
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