— En fait, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais bien vous accompagner à la British Library. Vous avez rendez-vous avec Robert Folker, un des conservateurs, c'est ça ?
— Ne vous sentez pas obligé. Ce n'est pas une entrevue en lien direct avec les priorités qui nous occupent. C'est surtout pour ne pas vexer M. Folker que je m'y rends. Le professeur Wheelan et lui étaient proches.
— Je suis bien placé pour savoir à quel point. Robert était son assistant de recherche au moment où je suivais son cursus. Un type adorable qui s'est toujours montré bienveillant envers nous. Il nous a souvent sauvé la mise dans des négociations quand le professeur se montrait trop rigide. Pourquoi devez-vous le voir ?
— Voilà quelques mois, Ron Wheelan avait demandé une enquête au sujet d'un manuscrit dont une partie avait, selon lui, disparu. Je n'ai suivi l'affaire que de loin. Ce n'était pas un cas essentiel en comparaison des événements qui commençaient alors à se multiplier.
— Un manuscrit disparu ? À la British Library ?
— Pas un volume complet, mais quelques pages appartenant au Splendor Solis .
Ben s'étrangla :
— Le traité sur l'alchimie ?
— Exactement.
— Pas étonnant que Wheelan s'y soit intéressé de près. Cette discipline était sa passion. Il avait une culture encyclopédique sur ce sujet et la moitié de sa bibliothèque personnelle devait y être consacrée. Il passait sa vie à étudier et à acquérir des documents là-dessus.
Ben fit une courte pause et réfléchit.
— Mais je n'ai jamais entendu parler d'une dégradation ou d'un vol concernant le Splendor Solis , s'étonna-t-il. Pourtant, lorsque des documents de cette importance sont victimes de collectionneurs ou de fanatiques, cela fait du bruit dans le métier.
— Vous connaissez ce manuscrit ?
— Une référence absolue dans le domaine de l'alchimie. Le professeur nous en avait énormément parlé lorsque nous avions abordé l'histoire des sciences. Un document énigmatique par bien des aspects.
— Apparemment, ce qui lui est arrivé l'est aussi.
Le hall de la British Library, la bibliothèque nationale britannique, évoque une ville futuriste dont les matériaux classiques servent parfaitement les lignes épurées qui s'élancent sous les verrières. Les escaliers reliant les différents niveaux et les passerelles sur plusieurs étages qui traversent l'espace d'un bâtiment à l'autre forment un enchevêtrement dans lequel, suivant la distance, glissent des silhouettes de toutes tailles. Les voix murmurées et les pas tranquilles ne reflètent pas la frénésie des recherches que tous les visiteurs mènent parmi les millions de documents de ce temple de la connaissance.
Après s'être annoncée au comptoir d'accueil, Karen gagna la mezzanine pour prendre place sur une des banquettes au pied de l'imposante tour de verre contenant la bibliothèque du roi George III. Plus que les six étages d'alignements de livres anciens, Ben remarqua surtout la grâce avec laquelle la jeune femme s'installa. Au moment de s'asseoir, la courbe de son corps défia l'apesanteur dans un mouvement improbable qui aurait provoqué la chute de la plupart de ses congénères. Comment une créature capable de tirer froidement sur un pauvre pêcheur pouvait-elle se mouvoir avec une telle élégance ? Lui ne tenait pas en place. Il faisait les cent pas dans l'allée séparant l'espace d'étude du palier.
Tout à coup, il s'immobilisa. Même à l'autre bout de la coursive, il avait immédiatement reconnu la démarche syncopée de l'homme aux cheveux blancs qui se dirigeait vers eux. Il avait oublié à quel point Robert Folker semblait prêt à perdre l'équilibre vers l'avant à chacun de ses pas, comme emporté par son propre élan.
Le conservateur leva les bras avec un large sourire.
— Benjamin Horwood ? Quelle surprise !
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Heureux de vous revoir, monsieur Folker. Toujours en grande forme.
— Puissiez-vous dire vrai ! Vous, par contre, c'est en vaillant gaillard que je vous retrouve. Profitez-en ! Je n'en suis plus là.
Puis sur un ton soudain plus sérieux, il demanda :
— Votre présence signifie-t-elle que c'est vous qui reprenez l'enquête sur le Splendor Solis ?
— M. Horwood reprend tous les dossiers du professeur, intervint Karen Holt en le saluant à son tour.
— Excellent choix, ce garçon est brillant. Si mes souvenirs sont exacts, il faisait aussi preuve d'une fâcheuse faculté à s'amuser lorsque ce n'était pas le moment, mais je suis certain que la maturité a corrigé ce défaut de jeunesse.
Ben se garda bien de réagir, d'autant que Karen l'épiait à la lueur de cette révélation.
— Je regrette d'autant plus que Ronald ne soit plus des nôtres, reprit Folker, car nous avons enfin du neuf. Une fois encore, il avait vu juste. Pour le moment, heureusement, l'affaire est tenue secrète. Elle risque d'ailleurs de le rester étant donné sa gravité. Les archéologues ne disent-ils pas que tout ce qui est important est enterré ?
Le conservateur vérifia que personne ne pouvait capter ses propos et expliqua à voix basse :
— Suite à sa demande, nous avons mené des investigations et ce que nous venons de découvrir est pour le moins déconcertant. Je vous ai aussitôt alertés. Si vous le voulez bien, montons. Nous avons rendez-vous au département de recherche et de restauration.
Folker entraîna ses visiteurs jusqu'à une batterie d'ascenseurs tout en fouillant méthodiquement la totalité des poches de sa veste défraîchie. Avec une exclamation de soulagement, il finit par extirper un badge qu'il présenta à la borne. La porte de la cabine s'ouvrit.
— Ici, il faut « badger », comme ils disent. Partout, tout le temps. Je ne m'y fais pas…
Une fois le trio à l'intérieur, l'homme pianota sur la console de contrôle. Karen en profita pour se pencher discrètement vers Ben.
— M. Folker est donc votre maman…
— Pourquoi dites-vous un truc pareil ?
— Il vous a appelé « Benjamin », or selon vos propres dires, il n'y a qu'elle pour le faire.
— Affligeant. S'il vous plaît, effacez ce sourire outrageant de votre joli visage.
Karen n'obéit pas. Folker s'adressa à Ben :
— Vous n'étiez pas aux obsèques de Ronald…
— Je n'ai appris sa disparition qu'hier.
— Une perte immense. Je n'arrive toujours pas à réaliser qu'il n'est plus là. Il vous appréciait énormément.
— J'en suis touché. Vous étiez restés proches ?
— Nous avions conservé nos rituels, le déjeuner du jeudi les semaines paires et le pot du lundi soir les semaines impaires, sauf lorsqu'il était en voyage. Nos conversations me manquent beaucoup. J'ai la faiblesse de penser que nous étions amis. Il ne m'a jamais laissé tomber. C'est à lui que je dois cet emploi. Il avait pris soin de me l'obtenir lorsqu'il avait été appelé à d'autres fonctions. Même si je regrette la joyeuse énergie des étudiants, je ne peux pas me plaindre. La place est bonne, à part ces maudits badges…
L'ascenseur s'immobilisa. De son pas caractéristique, l'homme guida ses visiteurs dans le dédale des couloirs.
— Cette section n'est pas accessible au public. Elle abrite le service de conservation de la bibliothèque du Royaume. On y répare aussi les volumes endommagés. L'année dernière, l'unité de numérisation est également venue s'y installer.
Au détour d'un corridor, l'homme longea une baie vitrée derrière laquelle s'étendait une vaste salle qui avait tout d'un laboratoire. Une série de plans de travail puissamment éclairés étaient séparés par des étagères remplies d'outils et de flacons de produits. Des opérateurs en blouse blanche s'affairaient autour de manuscrits anciens et d'appareils sophistiqués. À travers la vitre, Folker désigna une jeune femme en fond de salle :
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