Robert Folker tourna les pages jusqu'à celle qu'évoquait Horwood. Karen demanda :
— C'est donc une image de cette taille qui aurait disparu ?
— Le conditionnel n'est plus de mise, précisa Nancy. Elle a bel et bien disparu. Lorsque nous avons reçu la demande de vérification, honnêtement, et malgré les références professionnelles du professeur Wheelan, nous étions vraiment dubitatifs. Ce manuscrit est l'un des mieux protégés de nos collections et les autorisations de l'approcher sont accordées au compte-gouttes. De plus, en tête d'ouvrage, de la main même de Harley qui en fut le dernier propriétaire privé, il est écrit que le volume contient vingt-deux illustrations. La possibilité qu'un retrait ait pu être effectué paraissait objectivement inenvisageable.
Pour appuyer ses dires, Nancy indiqua de son doigt ganté l'annotation tracée à l'encre brunie avant de reprendre :
— Pourtant, lors de mon examen, à l'endroit même de cette mention, une très légère variation de brillance du support m'a poussée à approfondir. C'est alors que j'ai fait une première découverte. En employant les plus récentes techniques d'imagerie, je me suis aperçue que la note manuscrite de Harley avait été maquillée. Le « 2 » n'en avait pas toujours été un. À l'origine figurait un « 3 ». La modification a été réalisée avec un soin extrême, sans doute par un faussaire de grand talent. La composition de l'encre et son vieillissement ont été parfaitement reproduits. Il n'y avait en principe aucune chance que la manipulation puisse être découverte. Perturbée par cette falsification, j'ai alors passé le volume au peigne fin. Et j'ai finalement trouvé la confirmation de ce que le professeur pressentait. Quatre feuillets manquent. De légers écarts dans la reliure trahissent leur ancienne présence. En comparant aux autres sections qui le composent, il pourrait effectivement s'agir d'une illustration et du texte s'y rapportant.
— Où étaient situées ces pages ? demanda Ben.
— Entre le segment de « L'Arbre philosophique » et celui du « Vieux Roi et du jeune Roi ».
— Un diable sortant d'un soleil pourrait-il avoir un sens à cet endroit-là ? interrogea Karen.
— Tout à fait, répondit Folker. Ce serait d'ailleurs très cohérent dans une présentation de l'alchimie. L'importance de la lumière est essentielle, même si l'on peut s'interroger sur son association avec le démon alors qu'elle est le plus souvent considérée comme étant d'origine divine. Dans l'imagerie classique, le diable est lié aux ténèbres.
Ben s'adressa à Nancy :
— Cette page ne figure dans aucune des autres copies qui existent à travers le monde ?
— Nous identifions précisément six versions plus ou moins semblables réalisées aux alentours du XVI e siècle, la nôtre étant réputée la plus aboutie. Nous avons discrètement adressé des demandes à chacun des propriétaires, pour vérifier si leurs exemplaires pourraient receler des pages ne figurant pas dans le nôtre. À l'exception d'un collectionneur qui refuse tout contact, tous ont répondu par la négative. Les pages n'y figurent pas non plus.
— Avez-vous pu déterminer quand ces pages ont été volées ? interrogea Karen.
— Certains examens pourraient peut-être nous apporter des éléments de réponse, mais pour effectuer les analyses, il faudrait recourir à un démontage de la reliure et à l'emploi de réactifs chimiques qui risqueraient de détériorer le manuscrit. Nous nous y refusons.
Folker commenta :
— Alors nous devons nous contenter de déductions. Une modification aussi précise de la mention manuscrite de Harley demande du temps et un savoir-faire hors norme. Cela n'a pas pu être fait à la va-vite. Subtiliser les pages manquantes a sans doute également demandé plusieurs jours. Fort de ce constat, deux cas de figure se dessinent : soit les voleurs ont bénéficié de complicités au sein même de l'institution, ce qui paraît peu probable, soit ils ont profité d'un laps de temps pendant lequel le manuscrit a été, pour des raisons historiques ou techniques, moins surveillé. Deux périodes apparaissent alors. En 1997, lors du déménagement de la British Library dans ces nouveaux locaux, ou pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les pièces les plus importantes des collections ont été mises à l'abri pour échapper aux bombardements allemands.
Nancy intervint :
— Une étude même sommaire des éléments de reliure et de l'encre nous incite à privilégier une des deux hypothèses. Le vol remonterait à la période de la guerre… Aussi étrange que cette possibilité puisse paraître, un autre fait plaide en sa faveur : en 1997, le document était déjà assez connu et de nombreuses copies photographiques circulaient. Si une page avait manqué ensuite, nous en aurions eu la trace et beaucoup de personnes auraient pu en témoigner. Alors qu'à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, seule une poignée d'érudits et de spécialistes connaissait l'existence du Splendor Solis et très peu d'entre eux l'avaient vu de leurs yeux. Les voleurs avaient toutes les chances que leur forfait ne soit jamais découvert…
Ben et Karen échangèrent un regard. Cette fois, Horwood ne fit aucun commentaire.
En suivant Ben dans l'escalier de son immeuble, Karen observait tout autour d'elle. C'était donc là qu'il vivait. Elle était curieuse de découvrir à quoi ressemblait l'antre de cet homme étonnant. Sur le palier du deuxième étage, alors qu'il se dirigeait vers son appartement en passant son courrier en revue, elle aperçut un chat qui s'éloignait en trottinant, la queue bien droite.
Dès qu'il tourna la clé dans sa serrure, Ben sentit qu'elle ne fonctionnait pas comme d'habitude. Quelque chose clochait. En ouvrant la porte, il en eut la confirmation. Son appartement avait été retourné de fond en comble. Le désordre était indescriptible. Ce qui aurait pu provoquer du bruit en tombant avait été déposé n'importe où, et le reste des tiroirs et des placards avait été renversé sur le sol. Aucun recoin n'avait été épargné. Certains éléments de meubles avaient même été démontés.
— Je vous jure que d'habitude, c'est mieux rangé…
D'un geste calme mais sans appel, Karen plaqua Ben sur le côté de la porte tout en dégainant son arme.
— Vous ne bougez pas d'ici…, murmura-t-elle.
Quelque chose avait tout à coup changé dans son attitude. En un éclair, elle avait troqué sa panoplie de jeune femme piquante contre une armure de tueuse qui lui allait comme un gant. Ben ne songea même pas à lui désobéir et se colla au mur.
Miss Holt pénétra dans le logement, pointant son arme dont elle avait retiré le cran de sûreté. Malgré tout ce qui jonchait le sol, elle progressait sans le moindre bruit, comme le chat du palier. Elle inspecta le salon, la cuisine, puis disparut dans la chambre. Ben passa furtivement la tête pour évaluer l'ampleur des dégâts.
Lorsque Karen réapparut, elle rengaina son pistolet et lui fit signe d'entrer.
— Ils n'ont pas fait les choses à moitié. Je suis désolée…
— Vous n'y êtes pour rien. Voyons l'aspect positif de la situation : quand je vais raconter à ma mère qu'une jeune femme, surtout aussi mignonne que vous, est venue chez moi, elle va être folle de joie. Par contre, quand je vais lui avouer que c'était avec un flingue et que je suis resté à la porte, elle va déprimer… Est-ce que je peux au moins lui décrire le moment où vous me faites ce petit geste charmant pour que je vous rejoigne dans ma chambre ?
Observant papiers et affaires éparpillés sur le sol, Karen commenta :
— Pour plaisanter dans un moment pareil, soit vous êtes extrêmement maître de vous, soit vous êtes complètement inconscient.
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