— Nancy est déjà sur notre affaire.
Le conservateur se présenta devant la porte sécurisée et — non sans une pointe d'agacement — fouilla à nouveau ses poches les unes après les autres pour dénicher le badge qu'il venait à peine de ranger.
— Quel que soit l'ordre dans lequel je cherche, ce satané sésame est toujours caché dans la dernière…
Une fois à l'intérieur, Folker fit les présentations, en prenant bien soin de préciser à chaque interlocuteur que Benjamin avait été l'un de ses étudiants. En remontant vers le poste de Nancy, il commenta :
— J'espère que ce que nous avons découvert vous aidera à résoudre le mystère de ce vol qui scandalisait Ronald. Nous devons bien cela à sa mémoire.
— Je prends le train en marche, Robert. Il va falloir m'expliquer un peu…
— L'affaire est simple. En étudiant une numérisation de notre Splendor Solis , Ron a été surpris de ne pas y trouver une page dont il gardait le souvenir. Il a donc demandé pourquoi elle n'y figurait pas. Cela arrive parfois.
— On aurait oublié de la numériser ? s'étonna Karen.
— Pas forcément, cela peut aussi être intentionnel. Il arrive que des collectionneurs, ou même des institutions, empêchent que certains passages de codex ou de documents historiques figurent dans ce qui peut être rendu public. Parfois pour ne pas embarrasser les descendants, mais le plus souvent pour éviter de partager un savoir ou une clé. La recherche universitaire s'apparente souvent à une partie d'échecs et les nouvelles pièces qui entrent dans le jeu sont rares. Chacun libère les informations à condition qu'elles ne puissent pas avantager la concurrence.
— La page recherchée par Wheelan avait-elle été occultée pour ces raisons ?
— Non. En l'occurrence, toutes les pages avaient été reproduites. Mais vous connaissiez Ron, cela ne l'a pas apaisé, bien au contraire. Il a voulu en avoir le cœur net. À la fin de l'année dernière, lors d'un dîner, Ronald m'a demandé s'il était possible d'obtenir l'autorisation d'étudier l'exemplaire original du Splendor Solis . Étant donné sa réputation, cela n'a posé aucun problème. Lorsqu'il a enfin eu accès au manuscrit, il ne retrouva pas sa fameuse page, pas plus que les textes s'y rapportant… Il a alors contacté les autres institutions qui détiennent des copies d'époque du document, mais l'illustration ne s'y trouvait pas non plus. Je me suis dit qu'il avait sans doute confondu et aperçu cette image dans un autre codex médiéval. Vu le nombre de documents qu'il a pu consulter dans sa carrière, ce n'était pas faire injure à ses facultés ! Mais lui n'en démordait pas. Il était certain que cette page enluminée et la section s'y rattachant avaient été dérobées.
— Quand avait-il vu ces éléments pour la dernière fois ?
— Il n'en était pas certain lui-même, et je crois me souvenir qu'il n'en avait étudié que des reproductions photographiques.
— Savez-vous ce que l'illustration représentait ?
— Il m'a parlé d'un soleil dont sortirait un diable, « beau comme un dieu » selon sa propre expression. Le démon marchait sur un chemin recouvert de dalles aux formes géométriques particulières et tenait entre ses mains une pyramide irradiant de la lumière.
— A-t-il expliqué pourquoi il s'intéressait à cette page précise ?
— Il a vaguement évoqué le chemin dallé, mais je pense que ce détail ne pouvait pas expliquer à lui seul sa curiosité acharnée et son extrême excitation. Le fait est qu'il était très contrarié de ne trouver aucune trace de l'illustration, à la fois pour le préjudice porté à ce document majeur, mais aussi parce que cela bloquait une thèse qu'il était en train de développer. Il ne comprenait pas pourquoi quelqu'un s'était donné autant de mal à faire croire que cette image n'avait jamais existé. Et vous savez ce que le fait de ne pas comprendre déclenchait chez lui : il ne pensait plus à rien d'autre !
Dans une allée parallèle, Karen remarqua deux chercheurs, portant lunettes et gants, se comportant comme de véritables chirurgiens au chevet de fragments de papyrus. Devant elle, Ben et Folker étaient déjà arrivés à destination.
— Nancy, je vous présente miss Holt, ainsi que M. Horwood, que j'ai eu la chance d'avoir comme étudiant voilà quelques années. Ils sont chargés de l'enquête sur les pages manquantes du Splendor Solis .
Après les avoir salués, Nancy s'écarta et révéla la présence du précieux volume posé sur sa table d'étude. L'ouvrage était en assez bon état, relié de cuir rouge rehaussé de dorures. Folker prit une paire de gants de coton dans une boîte distributrice et l'enfila.
— Je vous présente le célébrissime Splendor Solis — la « splendeur du soleil », référencé chez nous comme le manuscrit Harley MS. 3469. Sans doute l'un des plus importants traités d'alchimie jamais créé. Réalisé sur plusieurs années et puisant ses références dans les textes les plus anciens, il est ce qu'il convient d'appeler un florilège. Il fut achevé en 1582. La Library l'a acquis auprès d'une famille d'aristocrates, les Harley, au XVIII e siècle. Il est inhabituel tant par son format — réservé à l'époque aux cartographes et aux naturalistes — que par son contenu. Chaque chapitre s'articule autour d'une illustration symbolique mettant en scène des entités emblématiques expérimentant une phase de l'« Art Royal » qu'est l'alchimie. Ronald vous en aurait certainement parlé mieux que moi.
Il demanda à Nancy la permission d'ouvrir l'inestimable document. La jeune femme l'invita à officier en commentant :
— Robert est trop modeste, c'est un véritable spécialiste…
Il présenta une première illustration réalisée dans la plus pure tradition de la Renaissance. Karen et Benjamin s'approchèrent. Sur fond de campagne, un homme en toge rouge et bleu tenait une haute fiole dont s'échappait un ruban semblable à une fumée sur lequel quelques mots étaient écrits en doré.
— Voici le « Philosophe alchimiste », expliqua Folker. La citation sur le ruban est extraite du Traité d'Or d'Hermès Trismégiste, qui invite à découvrir propriétés et secrets des quatre éléments.
Très concentré, le conservateur précisa :
— Ce manuscrit n'est ni un livre de recettes magiques, ni un manuel d'apprenti sorcier. Il évoque l'alchimie dans sa pratique mais précise surtout l'esprit dans lequel ceux qui veulent s'approcher de sa Vérité doivent le faire.
Avec une infinie douceur, il tourna les pages de parchemin suivantes, recouvertes de textes écrits en caractères gothiques d'assez grande taille. Voyant que Karen était fascinée, le conservateur fit un pas en arrière pour lui laisser la place de se pencher.
— Venez plus près. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut admirer une pièce aussi exceptionnelle de ses propres yeux.
Miss Holt s'inclina et tenta de décrypter les écrits sans y parvenir.
— C'est du haut allemand, intervint Ben. Le professeur Wheelan nous avait fait étudier certains passages de la traduction. Les textes sont rédigés dans un style assez clair. Par contre, nombreux sont ceux qui pensent que les illustrations extrêmement fouillées renferment des indices codés et des significations secrètes. Dans chacune, on trouve des éléments incongrus, aussi bien géographiques qu'historiques et parfois même scientifiques, qui ne peuvent pas avoir été choisis au hasard. Wheelan en était convaincu. Lui-même passait une bonne part de son temps libre à tenter de percer les mystères de ces œuvres cryptées. Je me souviens qu'il nous a fait étudier l'image de « La mine et le monde souterrain » pendant au moins deux sessions de cours.
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