Les mains de Maximilien Köhn tremblaient tant il était possédé par son récit. Desmond avait déjà eu l'occasion de voir des hommes bouleversés à ce point par un savoir qui remettait en cause des versions établies de longue date.
Le professeur continua :
— J'ai analysé des centaines de textes antiques, étudié d'innombrables sculptures, plaquettes d'argile, rouleaux antiques, bas-reliefs, poteries, médailles et gravures de toutes sortes. Sumériens, babyloniens, égyptiens, grecs… J'étais désormais à la recherche d'un événement précis, d'une célébration ou même d'un cataclysme qui, entre 2300 et 2200 avant notre ère, aurait eu un tel retentissement qu'il aurait auréolé ce métal extraordinaire pour l'éternité.
— Avez-vous trouvé ?
Le professeur inspira profondément et lâcha :
— Je le crois. Tout correspond.
Köhn ouvrit son dossier et présenta une feuille sur laquelle était maladroitement tracée une ligne de chronologie.
— La date mérite encore d'être précisée, mais il n'y a plus de doute. Pour nommer ce jour, les Sumériens ont inventé le mot qui devait plus tard désigner la notion de miracle. Les Grecs l'ont appelé « la première aube », les Égyptiens « la foudre des Dieux », les Latins en tireront le mot « aurore ».
« Tout a commencé sous le règne du roi sumérien Ur-Nammu, en Mésopotamie. À cette époque, la science était l'apanage des prêtres, et les croyances faisaient partie intégrante du processus de recherche. Je ne sais pas exactement encore qui du roi ou de son fils, Shulgi, convia les puissants et les sages de son temps à assister à une expérience jugée suffisamment importante pour concerner chaque être vivant, au-delà des clivages politiques. Des études seront encore nécessaires, mais je suis en mesure d'avancer que devant cette assemblée, l'expérience impliquant sans doute beaucoup de lumière tourna mal. Les dégâts furent considérables sur l'instant, engendrant terreur et mort. Les effets ne s'arrêtèrent pas à ce funeste jour. Dans les mois qui suivirent, beaucoup des témoins de ce prodige succombèrent, comme frappés d'une terrible malédiction. Si j'en crois ce que j'ai pu comprendre, il s'avéra que seuls ceux qui étaient protégés par de l'or survécurent.
— Fascinant.
— Ce drame donna corps à la crainte ancestrale d'une colère divine qui pouvait prendre la forme d'une boule de feu ou d'un éclair mortel. L'événement crédibilisa aussi la capacité de l'or à protéger ceux qui en portaient. C'est ainsi que, même au prix de lourdes pertes, les princes de Haute-Égypte lancèrent leurs troupes sur les Hyksôs pour s'approprier leurs réserves, et du même coup leur pouvoir. C'est pourquoi Cortés mit l'Amérique à feu et à sang afin de localiser la mythique Cité d'or. C'est à cause de ses prétendues vertus que les reines s'abreuvaient de sirops contenant des paillettes comme élixir de jouvence. Cela explique aussi pourquoi les Germains enterraient leurs chefs avec une pièce d'or dans la bouche alors que déjà, des siècles plus tôt, les pharaons multipliaient les amulettes et les masques dans cette matière. En une tragédie, l'or se révéla comme le seul moyen d'échapper au courroux des dieux. Même si le secret du drame fut préservé, en quelques siècles, les leçons de ce spectaculaire accident se répandirent, adoubant l'or comme ultime bouclier. Plus qu'un bien, il devint un refuge, une matière que même les divinités respectent. Puis au fil des siècles, les découvertes des spécificités techniques sont venues renforcer cette aura . Il n'en fallait pas plus.
Maximilien Köhn acheva son exposé épuisé, comme sortant d'une transe.
— Remarquable, professeur, murmura finalement Desmond.
— Merci, monsieur. Vous êtes le premier avec qui je partage cela. Ne ressentez-vous pas vous aussi cette fièvre de l'or mystique ? J'espère que mon emballement n'a pas trop embrouillé mes propos.
— Pas le moins du monde.
Neville Desmond était réellement impressionné, mais il connaissait déjà la plus grande partie des faits évoqués par Köhn. Si l'universitaire autrichien avait brillamment triomphé du jeu de piste, il n'était pas le premier à le faire. Desmond devait maintenant lui poser la seule question qui importait.
— Dites-moi, cher professeur, avez-vous pu localiser le lieu de cette expérience, l'endroit de ce Premier Miracle ?
— Je le crois.
L'homme se retourna, saisit une carte du monde et la déplia sur son bureau.
— C'est ici, fit-il en désignant l'endroit. J'ai des coordonnées plus précises dans mon dossier. J'espère que Son Altesse acceptera de financer les fouilles que je compte y mener.
Neville Desmond se leva de sa chaise et avec une reconnaissance non feinte, il saisit la tête de l'universitaire pour l'embrasser sur le front.
— Merci, Maximilien, merci beaucoup. Vous n'imaginez pas ce que votre travail représente pour moi.
Un peu surpris par cette soudaine familiarité, le professeur finit par se réjouir avec son visiteur.
— Vous croyez donc à mon travail, monsieur Desmond ?
— Plus que jamais. Ni vous ni moi n'en mesurons la portée. Je regrette d'autant plus ce qui va suivre…
— Un cadeau ? Pour moi ?
Leur train fonçait en plein tunnel sous la Manche lorsque Karen déposa un petit paquet enrubanné devant Ben.
— Je peux l'ouvrir maintenant ?
— Vous pouvez attendre Paris si vous trouvez ça plus romantique, mais vous risquez d'être déçu…
Benjamin fit glisser le ruban puis retira le papier sans le déchirer. Il ne put cacher son étonnement en découvrant la boîte.
— Un téléphone ?
— Un modèle crypté intraçable. Vous pourrez appeler en toute sécurité. Ne donnez pas votre numéro à n'importe qui.
Adoptant aussitôt un regard de velours, Ben haussa un sourcil et se composa un sourire de séducteur.
— Voulez-vous mon numéro, miss Holt ?
— Votre numéro ? Vous ne l'avez même pas puisque c'est moi qui dois vous le donner !
Elle éclata d'un rire qui se répandit dans tout le wagon puis, tout à coup très sérieuse, ajouta :
— Avant la sortie du tunnel, j'aimerais que vous éteigniez votre ancien appareil en retirant la batterie et que vous me le remettiez.
En ronchonnant, Ben s'exécuta et lui tendit le tout.
— Ne le détruisez pas, lui demanda-t-il. Lorsque nous en aurons fini avec cette affaire, j'aimerais le récupérer.
— Croyez-vous que nous en aurons fini un jour ?
— Il contient des SMS auxquels je tiens.
— On vous en fera une copie.
Puis, amusée, elle ajouta :
— Je crois d'ailleurs que toutes vos conversations sont déjà dans votre dossier.
Ben réagit :
— C'est de l'humour d'espion ?
— Vous aimez ?
Benjamin se renfrogna et regarda par la fenêtre à travers laquelle il n'y avait strictement rien à voir.
— Pardonnez-moi si je vous ai choqué. Ce n'était pas mon intention.
— Il y a toute ma vie là-dedans.
— Vous n'allez pas me dire que votre plante verte et le chat vous envoient des messages…
— Je songeais plutôt à ceux de Fanny.
— Réjouissez-vous, je vous propose bien mieux que des SMS : vous allez la revoir.
— Je préfère ne pas y penser. Je commençais tout juste à guérir, et vous m'obligez à replonger.
Karen hésita à aborder le sujet, mais elle jugea qu'il valait mieux crever l'abcès.
— Une histoire malheureuse ?
— C'est bien plus triste que ça : pas d'histoire du tout. Elle n'a jamais accepté de me voir autrement que comme un bon copain. Alors que moi…
Il n'acheva pas sa phrase.
— Lui avez-vous confié vos sentiments ?
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