— Ton fichier, comment il se nomme ?
— Tor, tu connais ?
— Oui, et tu as une adresse à taper du genre point onion point to ?
— Exactement, c’est quoi ?
— Le côté obscur, le Darknet, là-dessus tu es invisible, ils ne laisseront aucune trace.
— Je fais quoi ?
— Rien, tu laisses ta bécane allumée, tu touches à rien, je m’en occupe, regarde juste ton écran.
Je raccroche et rallume mon Mac, ouvre une session sous Timeviewer . J’ai pris la main sur l’ordinateur de Martine, Candy me sourit. J’installe l’ onion , puis vais sur Grams. Ça y est je suis dans les bas-fonds de la toile. Ici tu trouves de tout, de la drogue, des prostituées femelles, des mâles, un subtil mélange des deux, des faux papiers, des armes, et même des pédophiles.
Ici toute la racaille de la planète se donne rendez-vous. En toute discrétion, ils vendent, trafiquent, exploitent, négocient. Presque pas de risque, c’est Le bon coin des truands de tous poils. Tout ce que l’homme fait de plus abject y est en vente.
Le site est une foire à tout du cul, libertinage de bas étage où tu peux échanger une fellation de ta rombière contre une sodomie avec un hamster, le grand n’importe quoi du pervers en mal de sensation.
Même toi, qui pourtant es un sacré phénomène, ton épouse m’a expliqué le truc en tutu avec la courgette trempée dans la harissa, ben tu ne leur arrives pas à la cheville. Non, eux c’est encore plus fort, plus sale, et surtout plus interdit dans le cas qui nous concerne. Le nombre d’annonces avec Kinder dans l’intitulé est incroyable. Et crois-moi, ça ne s’adresse pas à des collectionneurs de surprises en plastique issues d’œuf en chocolat.
Non, ici la fange de la société vend, loue, exhibe, torture, viole ce qu’elle a de plus cher et noble : les gamins.
Je ne perds pas de temps à surfer, de peur de gerber mon bourbon et mes cacahouètes sur mon clavier, j’envoie le message, la réponse ne se fait pas attendre :
BIENVENUE MARTINE, NOUS AVONS PRIS CONNAISSANCE DE VOTRE ACCEPTATION, LE PREMIER RÈGLEMENT VOUS PARVIENDRA BIENTÔT. CONNECTEZ-VOUS CHAQUE JOUR VERS 18 H 00 AFIN DE VÉRIFIER SI IL Y A DE NOUVELLES INSTRUCTIONS.
Comment ils vont lui faire parvenir le pognon ?
Par mandat postal ?
Ils n’ont même pas demandé où l’expédier. D’ailleurs il ne serait pas con de faire ouvrir une boîte postale à Martine, histoire qu’ils n’en sachent pas trop sur elle. Je décide, sur cette bonne intention, d’éteindre pour de bon cet ordinateur et de casser une graine avant d’aller foutre la viande dans le torchon.
J’ouvre le frigo, une magnifique terrine de pâté de lièvre me fait de l’œil, tout comme le pot de cornichons planqué dans la porte, je ne résiste pas, si la chair est faible, la mienne est carrément friable. Avant de refermer le réfrigérateur je chope une boutanche de Karmeliet. Certains locdus lisant cela diront que c’est une hérésie, avec ce genre de victuailles rien ne vaut un beaujolais, un Saint Amour ou autre breuvage issu de la vigne… Désolé, j’n’aime pas le pinard, quelle que soit sa couleur, blanc, noir, rosé ou rouge tu ne m’en feras pas boire un verre. Même pas pour la communion, mais ça, je te l’ai déjà dit… Je mange en réfléchissant, en méditant. Comment peut-on en arriver là ?
Comment des hommes, des femmes, peuvent-ils faire ça ? J’ai déjà du mal à capter que l’on puisse s’entretuer pour des conneries telles que c’est mon Dieu qui est le bon et pas le tien…
Après tout Martine a eu raison de venir me trouver. Cette affaire relève bien de l’exorcisme. Ces tarés doivent être possédés par le démon pour faire des saloperies pareilles.
6
Chapitre où je rechute…
J’ai eu du mal à trouver le sommeil quand je me suis zoné, puis là j’ai du mal à me lever. La gueule un peu pâteuse, sûrement une fourberie de Mister Jack, j’ai un peu abusé hier. Ce que j’ai vu, tout ça, j’en ai repris deux ou trois verres, histoire de me rincer les dents après mon dîner. Je n’aurais pas dû.
Fait frisquet ce matin dans l’église, pas un chat. Merde, même pas la mère Bardoure, je n’en reviens pas. J’espère qu’elle n’est pas cannée, elle est plus de première fraîcheur, sa date limite de péremption doit pas être loin, voire dépassée. J’hésite, qu’est-ce que je fais ? Je retourne dans le plumard cuver ma demi-cuite ou je fais comme si j’étais à Paris Bercy et que je jouais salle comble ?
Allez, the show must go on , j’enfile, non pas ta femme mais ma soutane. Ça t’épate ça que je fasse le maximum d’offices hein ?
C’est bien simple, je sais que je ne suis pas forcément réglo comme cureton, je picole, je fais la bringue, m’arrive de fumer un petit marocco de temps à autre, j’applique la justice divine de façon très très personnelle et surtout je m’envoie en l’air plus souvent qu’à mon tour. Même toi, je suis sûr que tu n’essores pas Nestor aussi fréquemment.
Je sais, je ne suis pas le seul ecclésiastique à faire tout cela, certains font même pire. Mais moi, j’en fais des livres, je raconte ma vie, je suis un diarrhéique littéraire, je rentre dans le détail de mes fautes, te donnant parfois des éléments qui peuvent te troubler, mettre ta douce en pâmoison, te donner des idées. Alors je compense.
Le Vieux gueule, réprouve mon comportement. Parfois il cause d’excommunication, comme ça, pour me faire peur, mais il ne le ferait pas. À part certains moines engagés dans des ordres bizarres comme les cénobites tranquilles [9] Sans rire, tu crois que lui aussi là-haut des fois il se marre pas comme un con ? Laissez nos bites tranquilles, elle est belle celle-ci, non ? Un vrai carabin le créateur.
, tu en connais beaucoup toi des religieux qui te font dans la même journée la tierce, la sexte et la none, et le tout sans jouer à la belote ?
Cherche pas, il n’y en pas je dois être le seul, alors ça compense, j’équilibre mon karma comme disent les bobos.
J’entends comme un martèlement rapide, je lève la tête. Mamie Pruneaux est là, penaude, elle opine du chef pour me saluer. L’ancêtre a eu une panne d’oreiller. C’est bien la première fois que je suis aussi heureux de la voir. En fin de compte elle fait partie de ma vie la veuve Bardoure. Riton, le patron du bar tabac PMU, sur la place en face de l’église, me l’a dit. Les matins où je suis en mission évangélisatrice, dirons-nous, quand elle pointe son museau de belette à l’église et que je ne suis pas là pour l’accueillir, faut la voir repartir la souris grise. Courbée en deux, triste comme un bonnet de nuit, son vieux sac en imitation cuir battant la cadence comme un métronome le long des aiguilles à tricoter qui lui servent de jambes, elle fait pitié. Même le vieux Max, qui dès le matin se bourre le groin au Picon-vin blanc, lui le cynique, l’arrogant, l’impertinent, n’ose pas se moquer d’elle. Pour te dire la mélancolie qu’elle dégage ces matins-là.
Je suis son brin de soleil à la momie, pourtant elle n’apprécie pas ma conduite, ça non, elle est de la vieille école.
Je viens de me rendre compte que le jour où elle ira faire le bilan chez saint Pierre, elle me manquera ma bigote de compétition. Pour la peine, je décide de lui offrir le menu de fête : l’hymne, les cantiques, les psaumes, l’oraison, les prières litaniques, le capitule , le répons et même soyons fous un benedictus dominus en do dièse majeur. Et le tout a capela …
Elle est en pleine extase mamie Pruneaux, elle n’en peut plus, je vois deux grosses larmes couler dans ses rides. C’est beau, on dirait une crue soudaine dans le Grand Canyon. Elle rejoint la félicité. Je viens de grimper trois à quatre étages d’un coup dans son estime, c’est Byzance, que dis-je, c’est Jérusalem, c’est Bethlehem, c’est Nazareth…
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