Il ouvrit une photo où apparaissait un homme d’Afrique subsaharienne.
« Il s’agirait du docteur Lekue Birabi, un Nigérian. Vous trouverez sa biographie détaillée dans la base de données. On note de nombreux parallèles avec Jorge Pucao. Appartenant à la classe moyenne, voire supérieure, d’un pays en voie de développement, engagé politiquement, luttant contre le système dominant, sans compter des drames familiaux, extrêmement intelligent, formé dans l’une des meilleures écoles du monde. Il a signé de nombreuses publications, il gérait nombre de blogs. En 2005, il écrivait déjà que “le système politique et financier actuel alimente les rapports de force sous leur forme présente. Dans la mesure où l’ensemble des tentatives de réformes pacifiques des décennies passées a échoué, il faut considérer la destruction violente du système comme une possibilité de son renouveau”. On trouve la même radicalisation que chez Pucao. De même que sa participation à différentes manifestations anti-G8, dont la première date de 2001, à Gênes, comme Pucao. »
Bollard montra une carte du monde où de nombreux endroits étaient reliés par des lignes rouges. À côté de chaque ligne, de chaque lieu, des suites de chiffres.
« Voici tous les voyages de Pucao depuis 2007. »
En un clic de télécommande, il ajouta des lignes bleues aux rouges. Elles se rejoignaient ici ou là.
« Voici les voyages de Lekue Birabi pour la même période. On constate qu’ils ont très régulièrement des destinations communes. Dernièrement, le Nigérian vivait aux États-Unis. Il disparaît en automne 2001, et, depuis, plus de nouvelles. Les autorités américaines sont en train d’examiner l’ordinateur qu’il a laissé. Son loueur l’avait remisé dans un débarras. Certes, tout y a été scrupuleusement effacé, mais ils ont réussi à reconstituer quelques données. Entre autres, ses échanges de mails. On y apprend qu’il communique beaucoup, depuis 2007, avec un certain “Donkun”, qui, à en croire les adresses IP, se trouvait bien souvent aux mêmes endroits que les deux autres. Par ailleurs, les enquêteurs ont trouvé d’autres contacts, dans le monde entier, correspondant à ce milieu, et en relation avec l’un ou l’autre. Certains ont disparu. On y accorde une attention d’autant plus grande. Il s’agit, par exemple, de Siti Jusuf en Indonésie, du même âge et au parcours identique. Au cours de la crise asiatique de la fin des années 1990, sa famille perd sa fortune, souffre des conséquences de la crise monétaire et financière. On trouve également deux autres compatriotes de Pucao, Elvira Gomez et Pedro Muñoz, eux aussi activistes politiques, puis deux Espagnols, Hernandes Sidon et Maria de Carvalles-Tendido, deux Italiens, deux Russes, un Uruguayen, un Tchèque, trois Grecs, dont une femme, un Français, un Irlan…
— Une belle troupe internationale, remarqua quelqu’un.
— … deux Américains, un Japonais, une Finlandaise et deux Allemands. Certains sont des experts en informatique, comme Pucao. En tout, nous avons pour l’instant cinquante suspects en contact avec l’un ou l’autre de la bande.
— Peut-on croire sérieusement, intervint quelqu’un, que quelques jeunes gens, quelques geeks , soient capables de plonger la civilisation occidentale dans sa crise la plus grave, et le monde dans la situation de conflit la plus sensible depuis la seconde guerre mondiale ?
— Pourquoi pas ? répondit Bollard. Dans l’Allemagne des années 1970, quelques terroristes de la Fraction armée rouge sont parvenus à modifier la vie de soixante millions d’habitants. Les conséquences sociales, depuis les mesures de sécurité jusqu’aux interdictions professionnelles, s’en sont fait ressentir pendant des décennies. Les Brigades rouges italiennes ne comprenaient que quinze membres, et les attentats du 11-Septembre ont été perpétrés par… allons… une vingtaine d’hommes, même pas ? Donc, nous pouvons bel et bien partir du principe que quelques dizaines de personnes avec suffisamment de connaissances et le financement idoine sont en mesure de perpétrer de tels actes.
— Un mot important, releva Christopoulos. “Financement”. Même si ces types possèdent les connaissances, ils ont dû faire plus que de casser leurs tirelires…
— On en arrive à Balduin von Ansen, Jeannette Bordieux et George Vanminster. Ce qui les différencie des autres suspects, c’est qu’ils proviennent tous les trois de familles immensément fortunées. Von Ansen, le fils d’une noble britannique et d’un banquier allemand, Vanminster, citoyen américain, héritier du conglomérat Vanminster Industries, et Bordieux, fille d’un magnat des médias français, pèsent plusieurs milliards d’euros. Tous trois financent substantiellement des projets sociaux et politiques. Tous trois sont en contact depuis des années avec Pucao et quelques autres.
— Pourquoi de telles personnes…
— Et pourquoi pas ? Il y a assez d’exemples. On doit à l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli, le fils de l’une des plus riches familles italiennes, la publication de succès littéraires mondiaux comme Le Docteur Jivago et Le Guépard , ainsi que de la célèbre photo de Che Guevara, que l’on retrouve de nos jours encore sur des millions de t-shirts ou aux murs de chambres d’adolescents. Mais il était en contact avec des groupes extrémistes de la botte, il fonda le sien, devint clandestin et fournit des armes aux terroristes allemands — il mourut en tentant de détruire un pylône à l’explosif. Et Oussama Ben Laden ? À ne pas oublier, non plus. Un autre millionnaire terroriste. On trouve des extrémistes également chez les plus riches, quelles que soient leurs obédiences sociales et politiques. »
Orléans
Annette Doreuil retrouva sa place parmi les milliers de lits des évacués. Elle s’était habituée aux effluves pestilentiels et au bruit, mais pas aux visages qui continuaient de l’impressionner. Ils se trouvaient dans l’un des carrés les plus éloignés de l’entrée. L’avantage, c’était que peu de gens y venaient. En revanche, il fallait marcher un peu plus pour se rendre aux sanitaires. La préposée de la Croix-Rouge avait attribué aux Bollard et aux Doreuil quatre lits côte à côte.
À plusieurs reprises, Annette Doreuil avait voulu passer des examens pour faire évaluer la dose radioactive absorbée. Toujours la même réponse : il n’y avait ni suffisamment de personnel ni suffisamment d’équipement.
Elle entendit des voix énervées en provenance de l’entrée. Quelques personnes se pressèrent au milieu des sinistrés, en appelèrent d’autres et leur dirent quelque chose. Alors qu’elle n’était qu’au centre du gymnase, elle avait pu constater que son époux, ainsi que les Bollard, avaient succombé à l’affolement et qu’ils demandaient des renseignements à leurs voisins. De plus en plus de gens allaient vers la sortie, avec sacs, cabas, et valises. Ils fuyaient ! La foule se densifiait devant les portes.
« Encore une explosion à la centrale ! lui lança Bollard en arrivant à sa hauteur. Le vent pousse un nuage radioactif en direction d’Orléans. »
Il commença à fourrer leurs quelques effets dans une valise.
« Nous devons foutre le camp ! » reprit son époux.
Annette Doreuil hésita. « Viens ! » lui ordonna Bertrand en lui donnant le plus léger des sacs, lui-même saisissant la valise. Il plaqua tout à coup sa main sur sa poitrine, le visage déchiré.
Elle prit le sac et suivit les trois autres pour se hâter au pas de course, entre les lits, vers les issues, bien trop étroites pour absorber ce flot soudain. Le mari d’Annette, qui la précédait, tourna la tête pour lui crier quelques mots qu’elle ne comprit pas en raison du brouhaha. Il trébucha, lâcha sa valise, s’appuya sur le cadre d’un lit, et la regarda. Elle réalisa que ses yeux brillaient de douleur et de panique.
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