— Et aux États-Unis ?
— Tu y as de la famille ? »
Shannon acquiesça.
« Ça n’a pas l’air mieux… La même catastrophe, mais avec quelques jours de retard. »
On frappa à la porte.
Le cœur de la journaliste se mit à battre la chamade. « Qui c’est ? murmura-t-elle.
— J’en sais rien, chuchota Angström. Ma voisine, peut-être.
— La police ?
— Elle frapperait à la porte, la police ? »
Paris
« T’auras tout le temps de dormir quand tu seras mort. »
Blanchard trouvait cette expression stupide depuis la première fois qu’il l’avait entendue. Dormir, voilà plusieurs jours que ça ne lui était pas arrivé, mourir, il n’en était plus très loin.
« Nous avons presque fait repartir de zéro tous les centres de conduite », expliquait-il à Tollé, le secrétaire du président français, qui parvenait encore, de manière incompréhensible, à apparaître comme une gravure de mode, et qui était le seul à ne pas émettre de gargouillis ou d’autres bruits inconvenants dans la salle.
« Est-ce à dire, demanda le dandy, que vous pouvez réalimenter le réseau en courant ?
— En principe, oui, répondit Proctet. Par ailleurs, la majeure partie des serveurs, qui permettent le fonctionnement en réseau, peuvent être remis en activité. Dès demain de bonne heure, nous allons commencer à reconstruire de petits réseaux. Si nous y parvenons, nous continuerons toute la journée.
— Qu’est-ce que vous entendez par “si nous y parvenons” ? Pourquoi n’y parviendriez-vous pas ?
— Les systèmes et les processus sont complexes. Et ils dépendent de différents facteurs.
— Quels sont les problèmes ? Comment pouvons-nous vous aider ? Vous n’avez qu’à nous le dire.
— Je crains, répondit Blanchard, que vous ne puissiez ni nous fournir la puissance réactive ni nous aider à reconstruire le réseau rapidement et sans la moindre anicroche, des choses absolument indispensables parce que les centrales, dans cette phase, doivent fonctionner dans un état de marche très précaire, un état qu’elles ne peuvent tenir que quelques heures. Par ailleurs, il est vraiment très compliqué de dire ce qu’on peut raccorder dans une telle situation pour garantir au réseau sa stabilité. Des mesures de protection peuvent également se déclencher automatiquement, comme des délestages, des générateurs qui se déconnectent, etc. Le pire, c’est par exemple une ligne qui n’aurait pas de charge à son extrémité, ce qui produit un déclenchement de surtension, le rush-effect , l’effet Ferranti. Vous voulez en savoir plus ? En résumé : rien n’est simple et vous ne pouvez malheureusement pas nous aider. »
Tollé acquiesça, comme s’il avait tout compris, mais il ne sut que dire.
Blanchard savoura cet instant, il aurait bien voulu lui balancer encore plus de termes techniques, mais il se contint.
« Je peux donc annoncer au président que l’alimentation électrique va repartir ? »
La Haye
Lorsque les premières volutes de fumée montèrent d’un coin du Binnenhof, la foule se mit à crier frénétiquement. Depuis les fenêtres du premier étage sortaient des flammes qui eurent tôt fait d’envelopper la façade du bâtiment. Il y eut de l’agitation dans la marée humaine, d’abord inquiète, puis fébrile. Marie Bollard était bloquée de l’autre côté de la place au milieu de laquelle trônait la statue de Guillaume Ier. Ce n’était plus le même vacarme : les slogans rythmés et scandés avaient laissé la place à un tintamarre de cris d’effroi, d’où se dégageaient des hurlements d’angoisse stridents. Marie Bollard sentait une pression de plus en plus forte ; la place et la rue étaient trop petites pour permettre à autant de gens de fuir en même temps. Malgré elle, des images de foules en panique lui vinrent à l’esprit, au cours desquelles on était piétiné, labouré, étouffé à mort ; elle fut submergée d’épouvante. Elle ne pouvait que se laisser porter par le courant, tandis que l’adrénaline coulait dans ses veines. Comment avait-elle bien pu se prêter à ce jeu ? Les enfants avaient encore besoin d’elle.
Bruxelles
« Je dois aller sur cette page », fit Manzano.
Il avait moins mauvaise allure qu’une demi-heure auparavant. Lorsqu’Angström avait ouvert, il l’avait fixée de ses yeux injectés de sang, brillants dans un visage noir de suie.
« Chaque fois que je te vois, c’est encore pire ! » Mais la joie de le retrouver sain et sauf avait pris le dessus sur la colère qu’elle ressentait à son égard, lui le responsable de la plus mauvaise nuit qu’elle ait jamais passée.
Il était venu à vélo. À l’aide de quelques lingettes démaquillantes, d’une demi-bouteille d’eau et d’une noix de savon, elles étaient parvenues à lui redonner un aspect humain, tant et si bien qu’il n’inspirait plus la peur. Tous trois ne pouvaient que se perdre en d’infinies conjectures sur ce qui s’était passé à la maison d’arrêt, sur les causes de l’incendie et les raisons qui avaient poussé le personnel à ouvrir les portes. Probablement la crainte de porter la responsabilité de la mort de centaines d’hommes et de femmes.
« Je n’ai pas Internet, ici, comme tu peux te l’imaginer, annonça la Suédoise.
— Alors, il faut retourner à ton boulot. »
Angström crut avoir mal entendu.
Comme elle ne pipait mot, il continua : « C’est la seule possibilité pour étudier cette page plus précisément. Tu comprends, on a peut-être découvert une plateforme d’échanges des terroristes. On doit regarder ça de plus près ! »
Central opérations
Les images apparurent d’abord sur le site Internet d’une chaîne japonaise. Son correspondant à La Haye les avait envoyées par satellite. Les bâtiments des États généraux du royaume des Pays-Bas étaient dévorés par les flammes. Une bonne chose, remarqua l’un de ses compagnons d’armes, Lekue Birabi. Il se remémora le jour où il avait rencontré le Nigérian, lors de ses études, dans la capitale britannique. Ce fils d’un chef de tribu du delta du Niger avait obtenu son doctorat à la très réputée London School of Economics and Political Science. Dès le départ, ils s’étaient trouvés sympathiques. Depuis sa jeunesse, Birabi s’engageait dans la résistance contre l’exploitation du delta par le pouvoir central et les pétroliers internationaux.
Jadis, il avait commencé à concrétiser, avec Birabi, puis avec tous ceux qui s’étaient joints à eux dans les années suivantes, cette idée née au cours de longues nuits de discussions. Des gens d’origines et de nationalités diverses, de différents milieux sociaux, aux éducations multiples, des femmes et des hommes, réunis autour d’une vision commune, aspirant au même objectif. Dorénavant, ils avaient sauté le premier pas. Les populations européennes et américaines ne se satisfaisaient plus de discussions, de pétitions ni de manifestations. Après quelques jours de traumatisme et l’illusion de pouvoir rétablir paisiblement et de concert l’ordre déchu, sa substance se liquéfiait de plus en plus violemment. Depuis Rome, Sofia, Londres, Berlin et nombre d’autres villes européennes, des envoyés spéciaux couvraient les émeutes dirigées contre des symboles du pouvoir, comme à La Haye — et les États-Unis n’étaient plus épargnés. Il fit un signe de la tête à Birabi, qui ne dissimulait pas sa satisfaction. Ce qui n’était que vues de l’esprit voilà encore quelques années était devenu réalité. La révolution était en marche.
La Haye
« La collaboration avec les autorités internationales a permis de récolter d’autres éléments d’information à propos des complices probables de Jorge Pucao, déclara Bollard à la Commission. Il est prouvé qu’il était en contact avec six d’entre eux. En outre, l’analyse des données aéroportuaires révèle qu’ils ont fréquenté les mêmes lieux aux mêmes périodes au cours des années passées. »
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