La Haye
Comme la veille, Marie Bollard avait attendu en vain la venue du camion assurant la distribution de nourriture. Les usuriers et les contrebandiers avaient fini par disparaître, face à une foule dont la colère et l’hostilité se faisaient de plus en plus manifestes. Les harangueurs de la place avaient stimulé l’imagination des naufragés, les exhortant à demander des comptes aux responsables — et, en premier lieu, aux politiques. La marée humaine s’était mise en marche, mollement mais irrésistiblement, tel un torrent de boue après la rupture d’une digue. Envahie d’un sentiment diffus de fascination, de colère et de curiosité, Marie Bollard s’était laissée entraîner jusqu’au Binnenhof, le siège des États généraux du royaume des Pays-Bas.
En traversant la ville, le flot humain s’était étoffé. Elle supposa qu’ils étaient des milliers à atteindre la place. Quelques policiers entreprirent de les arrêter, mais ils furent repoussés. La manifestation était si importante que l’immense cour intérieure ne pouvait l’accueillir entièrement. Elle débordait dans les rues alentour, jusqu’au siège de la Seconde Chambre.
La dernière fois qu’elle avait pris part à une manifestation, elle était encore étudiante — et ce n’était que pour embêter ses parents. Elle se sentait mal à l’aise parmi tous ces gens criant fort, en colère, mais elle se sentait également protégée, au cœur de ce grand organisme chaud, mouvant, où tout le monde, par moments, hurlait d’une seule voix, respirait d’un même poumon, ne formait qu’un seul et même corps. Inquiète mais heureuse, elle ressentit une énergie grisante l’envahir. Elle ne criait cependant pas avec les autres, restant sur le qui-vive, prête à prendre ses distances — elle remarqua pourtant qu’elle peinait à ne pas céder tout à fait aux sirènes de ces sensations sauvages. La clameur semblait devenir plus hargneuse. Telles les vagues d’une mer démontée, annonçant l’orage et la tempête, déferlant de plus en plus furieusement contre les récifs, toujours plus hautes, toujours plus fracassantes et indomptables.
Berlin
« Nous avons des indices supplémentaires laissant penser que la Chine se cache derrière tout ça », annonça le général en chef de l’OTAN à l’écran. Michelsen devina la pagaille qui régnait derrière lui, à l’état-major.
« C’est cela…, murmura-elle. Facile de trouver des indices lorsqu’on en a besoin. Quand je pense aux raisons qui ont déclenché la guerre en Irak… »
Le général ne l’avait pas entendue, mais le ministre de la Défense lui lança un regard irrité.
« Bien sûr, il y a déjà eu des guerres pour des motifs futiles, remarqua le général. La Chine infiltre depuis une décennie au moins les systèmes informatiques des États occidentaux et de leurs entreprises.
— Mais le mobile me semble toujours aussi énigmatique, lança le ministre de l’Intérieur. L’économie mondiale est interconnectée depuis si longtemps qu’une destruction de l’Europe et des États-Unis aurait des conséquences graves et durables pour toutes les autres puissances. »
Pour la première fois depuis le début de la visioconférence, le général ne fit pas que bouger sa tête. Il se pencha un peu en avant, vers la caméra.
« Voyez-vous, monsieur le chancelier, je suis un militaire de la vieille école. J’ai débuté ma carrière dans un char Leopard. Pourtant, j’ai compris que les guerres à venir ne se feraient plus avec des fusils, des blindés ou des avions de chasse. Mais, précisément, comme ce que nous vivons aujourd’hui. Nous ne devons pas — je veux dire moralement — attendre que l’ennemi tire la première balle ou largue sa première bombe sur nos villes. Il ne le fera pas. Parce que c’est devenu inutile. Pourquoi devrait-il envoyer ses troupes au-devant de nos fusils et de nos canons, alors qu’il peut nous anéantir à des dizaines de milliers de kilomètres de distance, confortablement installé à son bureau ? Vous comprenez ? Le premier coup a été asséné. L’ennemi n’a même plus besoin d’armes nucléaires. Nous nous chargeons en personne du cataclysme atomique — il a déjà ravagé des parties de la France. Le reste, c’est une question de temps. On peut au moins l’éviter si nous sonnons le branle-bas. Pas besoin d’envoyer sur-le-champ des missiles nucléaires sur Pékin, oh ! non, pas besoin. Nous aussi, nous maîtrisons les techniques de la guerre moderne. À un premier niveau, il serait avisé de riposter avec leurs propres armes, en provoquant un black-out dans quelques-unes de leurs métropoles.
— Qui est capable de ça ? interrogea le ministre de l’Intérieur.
— Vous croyez que les militaires occidentaux ont passé les dernières années à roupiller ? Je vous le répète, monsieur le chancelier, insista-t-il, ce que vous n’obtiendrez pas, c’est une preuve tangible. Mais si vous allez à votre porte, vous constaterez qu’ils ont déjà fait feu. Et qu’ils nous ont gravement blessés. Ripostons avant qu’il ne soit trop tard. »
Bruxelles
Angström posa le vélo qu’elle avait dérobé devant son immeuble, Shannon y joignit le sien.
La Suédoise logeait au dernier étage. Sitôt dans l’appartement, elles verrouillèrent les quatre serrures.
Elles étaient dans un état lamentable. Noires de fumée, trempées de sueur, les cheveux ébouriffés.
« Viens », dit Angström sèchement. Elle lui indiqua la salle de bain et lui tendit un paquet de lingettes démaquillantes. « Je n’ai que ça, désolée. »
Shannon se débarbouilla comme elle le put. Elle pouvait au moins se nettoyer les mains et la figure. Il lui resta même de quoi se frotter les aisselles et la gorge.
Dans la cuisine, Sonja ouvrit un paquet avec du pain, déposa du miel sur la table et une bouteille d’eau.
« J’ai aussi du corned beef , si tu veux du salé, proposa-t-elle à son hôte.
— Merci. C’est parfait.
— Tu as rencontré Piero à La Haye ? »
Shannon raconta son histoire — Bollard qu’elle cherchait et comment elle était tombée sur l’Italien. Elle avait toujours le sentiment que son hôtesse s’intéressait à lui, raison pour laquelle elle ne précisa pas qu’ils avaient partagé la même chambre.
« Qu’est-ce qui s’est passé ces derniers jours ? demanda soudain l’Américaine. Tu dois être au courant.
— C’est la journaliste qui refait surface ? »
Elle haussa les épaules. « De toute façon, je ne pourrai rien diffuser…
— Nous n’avons pas de vision globale de la situation. La plupart des moyens de communication sont hors service. Plus de téléphone ni de radio pour les autorités, seulement quelques ondes militaires et d’amateurs, et des liaisons satellites. En gros, les différentes cellules de crise de chaque pays ne diffusent que ce qui les concerne, mais les États ne savent que de manière fragmentaire ce qu’il se passe sur leurs territoires. Le marché noir a le vent en poupe, des initiatives privées ou des structures parallèles ont pris la relève des institutions et des structures officielles, la police et l’armée ne peuvent plus garantir l’ordre public ; la loi du plus fort règne. Après l’Espagne, les militaires ont aussi fait un putsch au Portugal et en Grèce. En France, il semble qu’il y ait eu un accident majeur dans une centrale, de même qu’en République tchèque, et une dizaine de sites sont en mauvaise posture dans toute l’Europe. Dans de nombreux pays on recense des accidents dans les zones industrielles, surtout dans les usines chimiques, qui ont conduit à la mort de dizaines de personnes, des centaines même, dans un cas. Sans compter les blessés… Mais, là aussi, nous n’avons pas toutes les données. Sans doute ne savons-nous pas grand-chose, au fond. Dans la plupart des États subsistent de petites zones encore approvisionnées en électricité, mais où la situation n’est guère meilleure, en raison du nombre excessif de réfugiés.
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