Après avoir renouvelé l’opération à deux reprises, Shannon avait fait le plein. Elle balança dans le coffre tout son attirail, dans la forte probabilité où elle devrait de nouveau s’en servir. Quant aux scalpels, elle les rangea dans la boîte à gants. Les grondements de son moteur furent décuplés par l’écho du parking souterrain.
Ratingen
Hartlandt lut à haute voix le message apparu sur l’écran, le même que par deux fois au cours de la journée précédente.
« RECTIFICATIF », en titre, afin que tout le monde comprenne sur le champ. Certes, la nouvelle n’était pas sans importance ; Berlin annonçait les chiffres revus des stations électriques incendiées et des pylônes détruits à l’explosif la veille. La plupart de ces événements n’étaient pas des actes de sabotage mais avaient d’autres causes. À Lübeck, le feu s’était déclaré à la suite d’un court-circuit ; au nord, deux des pylônes avaient cédé sous le poids de la neige et de la glace accumulées sur les lignes.
Il contacta les responsables du poste de commandement de Berlin.
« Vous êtes maintenant le troisième à me parler de ça, répondit l’homme aux questions de l’inspecteur. Je n’ai pas envoyé ces informations. Et je ne vois pas non plus qui aurait pu le faire. Sans compter qu’on n’a jamais reçu de telles données de la part des compagnies d’électricité.
— J’ai pourtant bel et bien reçu cette information, rétorqua Hartlandt.
— Je sais, et elle est même partie de mon poste. Mais, je vous le répète…
— Vous essayez de me dire que quelqu’un envoie des informations depuis votre ordinateur, mais il ne s’agit ni de vous ni de vos collègues ?
— C’est…
— Est-ce que ça signifie que les données initiales sont restées inchangées ?
— C’est ça, oui, répondit l’homme en hésitant.
— Alors vérifiez-moi ça sur-le-champ ! » fit le fonctionnaire en hurlant, puis il raccrocha.
Il appela Bollard.
« Vous n’allez pas croire ce qu’on vient de me dire, commença-t-il avant de lui faire part de la discussion qu’il venait d’avoir. Encore des messages envoyés par personne. Comme pour l’Italien. »
Sur le parking de Talaefer, il y avait encore moins de véhicules que la veille. Shannon gara sa Porsche derrière les autres, de manière à ce qu’on ne la remarque pas, au moins depuis l’entrée. La voiture de Manzano n’avait pas bougé. La journaliste prit son sac avec sa caméra et son ordinateur portable.
À l’accueil, la même employée que la veille, devant qui Shannon avait fait mine de s’être égarée.
« Vous êtes-vous de nouveau perdue ? demanda-t-elle dans un mauvais anglais.
— J’aimerais voir monsieur Hartlandt, répondit l’Américaine. Et je resterai ici jusqu’à ce que ce soit possible, ou jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. Ça finira bien par arriver. »
Au regard interrogateur de la réceptionniste, Shannon réalisa que c’était trop d’un coup pour qui ne comprenait pas bien l’anglais. Elle reprit, plus lentement.
« Si vous ne partez pas, j’appelle notre service de sécurité. » Ce fut la seule réponse qu’elle obtint.
« Faites donc. Je suis journaliste, et je me ferais un plaisir de le relayer. »
L’employée soupira et prit son téléphone.
Peu de temps après, deux gorilles apparurent derrière le comptoir. Shannon se retourna lorsque trois autres personnes arrivèrent par le couloir. Elle reconnut l’une d’entre elles sur le coup.
« C’est vous que je cherchais », annonça-t-elle à Hartlandt en anglais.
Hartlandt et son escorte, une femme et un homme, s’arrêtèrent. Le regard du fonctionnaire mit Shannon mal à l’aise. La reconnaissait-il depuis la nuit dernière, à l’hôpital ?
« Que voulez-vous ? » fit-il sans autre forme de procès, en anglais.
Les vigiles se rapprochaient d’elle.
« Je suis journaliste pour CNN. Je suis intéressée par ce que cherchent des enquêteurs allemands chez le plus important fournisseur de systèmes de commande pour les centrales du monde entier. »
Il la fixa puis dit : « Pardonnez-moi, je n’ai pas entendu votre nom ? »
Shannon adressa au ciel trois prières instantes : pourvu que l’inspecteur n’ait pas trop regardé la télévision au cours des jours passés et qu’il n’ait ainsi pas eu vent de son quart d’heure de gloire, pourvu qu’il ne sache rien de ses relations avec Manzano ni de sa disparition de La Haye, pourvu qu’il ne se souvienne pas de ce numéro qu’elle lui avait fait, l’air naïf, la nuit passée.
« Sandra Brown.
— Qu’est ce que je peux faire pour vous, Sandra Brown ? »
Shannon lança un regard triomphal aux deux hommes qui, entre-temps, l’avaient saisie chacun par un bras. Hésitants, ils desserrèrent un peu leur prise.
« M’expliquer ce qu’il se passe ici. Tout le monde sait que ces coupures de courant ont été intentionnellement provoquées. Est-ce que Talaefer joue un rôle dans cette affaire ?
— Suivez-moi. »
Elle planta sur place les molosses de la sécurité, ajoutant un haussement d’épaules faussement désolé.
Hartlandt la conduisit dans un petit bureau du rez-de-chaussée. La pièce était remplie de caisses et d’ordinateurs.
« Puis-je vous offrir quelque chose ? Un café ? À manger ?
— Oui, oui, oui ! » se serait-elle exclamée avec joie. Mais elle en resta à un sobre « Oui, merci ».
Il disparut. Shannon regarda alentour. Ça avait l’air d’un bureau improvisé. Disques durs et ordinateurs s’empilaient sur un meuble rempli de dossiers, contre le mur. Celui sur le sommet de la pile avait l’air d’être le même que celui de Manzano. Elle se leva et fit rapidement les quelques pas qui l’en séparaient. Le même étrange autocollant vert que sur celui de l’Italien.
C’était presque trop de chance.
Elle se rassit à sa place, juste avant que Hartlandt ne rentre. Lorsqu’il déposa devant elle un café, une bouteille d’eau et un sandwich, elle dut se faire violence pour ne pas tout engloutir d’une seule bouchée.
« Alors, dit-il en esquissant un sourire. Posez-moi des questions. Puisque vous n’avez pas d’appareil d’enregistrement sur vous, nous pouvons parler librement.
— Peut-être m’autoriseriez-vous à recharger ma caméra dans vos locaux…
— Navré, mais l’énergie est très précieuse. Nous avons besoin de l’électricité pour des choses plus importantes, répondit Hartlandt.
— Et c’est quoi, ces choses, précisément ? »
Shannon planta ses dents dans le sandwich. Elle ne se rappelait pas avoir jamais mangé chose aussi délicieuse. Elle mâchait lentement et avec précaution.
« Ce que vous supposiez, répondit Hartlandt.
— Vous confirmez donc que vous cherchez chez Talaefer des causes possibles à tout ce désordre ? »
Encore une bouchée. Puis une lampée de café au lait. Qu’importe qu’il soit trop sucré. Au contraire, même.
« En ce moment, il en va de même pour chaque fournisseur. Talaefer n’est pas une exception.
— Vous avez déjà trouvé quelque chose ?
— Rien jusqu’à présent. »
Shannon ne posa pas de questions supplémentaires. Au lieu de cela, elle mangeait. C’était à Hartlandt de parler. Elle réfléchissait également à la manière dont elle pourrait discrètement atteindre le portable de Manzano.
« C’est bon ? »
Shannon se contenta d’acquiescer.
« Vous voulez encore quelque chose ?
— Un autre café, ce serait super. »
À peine fut-il dehors qu’elle bondit vers le meuble, saisit le portable de l’Italien et le fourra dans son sac, avec ses autres appareils. Elle ne se rassit pas. Lorsque, quelques minutes plus tard, Hartlandt revint, elle prit le café, le but d’une traite avant de conclure : « J’ai l’impression que vous ne souhaitez pas en dire davantage, n’est-ce pas ? Merci pour votre temps.
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