Malgré la foule bruyante, Bollard entendit le bruit d’un pavé faisant éclater le pare-brise. Le camion accéléra sans prêter attention aux gens. Bollard entendit des bruits désagréables, étouffés, le camion atteignit la rue, alla plus vite encore. Les passagers clandestins étaient forcés de lâcher prise et tombaient. Certains se relevaient, défigurés par la douleur de la chute, puis palpaient leurs corps, d’autres restaient à terre.
Düsseldorf
Manzano ignorait où avait lieu dans cette ville la distribution officielle de vivres et, de toutes les manières, il n’aurait osé s’y rendre. Il avait probablement été signalé. Après avoir fouillé de fond en comble la cuisine désespérément vide de l’hôpital, il rejoignit le hall d’accueil. Chemin faisant, il examina chaque pièce, à la recherche de vêtements. Il trouva des pansements, des bandes, du sparadrap, des lotions désinfectantes qu’il enfourna dans les poches de sa veste. Il prit également une paire de ciseaux et deux scalpels. Enfin, il trouva une buanderie, remplie de pantalons et de chemises blanches — que des habits déjà utilisés. Nulle part il ne trouva de machine à laver. L’hôpital devait sans doute faire appel à un prestataire extérieur. Il regagna le deuxième étage, où se trouvaient, à côté de la maternité, le service de gynécologie et le service de médecine interne. Il fouilla dans une armoire et mit la main sur deux pantalons, oubliés ou laissés là par quelqu’un. L’un était trop petit, l’autre suffisamment propre et à la taille idoine.
Manzano s’assit sur un lit, changea son pansement et se glissa dans le pantalon. Dorénavant, il pouvait au moins s’aventurer dans la rue en passant inaperçu. Mais où pouvait-il bien aller ?
« Piero ? »
Manzano sursauta. Pris de panique, il regarda autour de lui.
« Hello Piero. »
Dans l’ouverture de la porte se tenait Shannon.
« Que… que fais-tu ici ? balbutia-t-il.
— J’ai passé la nuit dans l’hôpital.
— Mais… comment es-tu arrivée là ?
— Je t’ai suivi depuis La Haye. J’ai une voiture rapide, comme tu sais.
— Mais…
— Je t’ai suivi jusque chez Talaefer. J’ai tout vu : quand ils t’ont emmené, ta tentative de fuite, ta blessure. Je t’ai perdu de vue hier soir, ici même, après que tu as faussé compagnie à ton gardien. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Si seulement je savais… »
Il se rassit sur le lit.
« Es-tu seule ? se renseigna-t-il prudemment.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle. Ton regard est si étrange.
— Qui t’a dit que j’irais là-bas en quittant La Haye ?
— Personne. J’ai vu que tu faisais tes bagages, j’ai fait la même chose et t’ai suivi. »
Assis, il la jaugeait, sentant battre sa blessure à la cuisse. Il ne pouvait se fier qu’à son intuition.
Puis il commença à lui expliquer.
La Haye
La foule sur la place s’était dispersée. Il n’y avait plus que les charrettes à cheval des paysans, entourées de grappes de gens priant pour obtenir quelques patates, des betteraves, des carottes, des choux ou des pommes flétries. Les gardes devaient faire reculer les clients trop insistants à l’aide de leurs fourches ou de leurs fusils. Bollard sortit son porte-monnaie et en examina le contenu. Trente euros. Que pouvait-il acheter avec cette somme ?
Il devait essayer. Il se fraya un chemin, brandit ses billets en l’air, puis cria : « Ici ! Ici ! »
Du haut de sa charrette, le paysan ne fit même pas mine de le regarder. Bollard remarqua que les autres agitaient des sommes bien plus importantes. Il se demanda pourquoi la police ne faisait pas cesser ce commerce. Lui-même n’était pas dépositaire de la violence légitime dans un pays étranger, et il ne pouvait rien faire. Sans arme, personne ne pourrait rien entreprendre ; les hommes se contenteraient de rire à la vue d’une carte de police. Épuisé, il se laissa repousser sur le côté.
Pour le déjeuner, les conserves suffiraient, se dit-il en prenant la direction de son vélo. Mais qu’allaient-ils manger, lui, Marie et les enfants, ce soir ?
Düsseldorf
« Et maintenant ? demanda Shannon.
— J’en sais rien…
— C’est toi, le génie des ordinateurs. Si ce que tu crois est vrai, vraiment vrai — qu’un inconnu a bel et bien envoyé des mails depuis ta machine —, alors peut-être pourrais-tu trouver comment il s’y est pris, voire, mieux encore, de qui il s’agit ?
— Ça se peut. Ça dépend du professionnalisme de ce type. S’il est bon, il n’a laissé aucune trace. Mais pour ça, j’ai besoin de mon ordinateur. »
Sa cuisse le faisait souffrir.
« Partons du principe que nos fonctionnaires préférés sont consciencieux et qu’ils font bien leur job. Alors comment les agresseurs ont-ils été mis au courant de ton voyage ?
— Selon moi, il n’y a qu’une seule possibilité. Ils espionnent Europol. Bollard a fait surveiller mon ordi. Il a dû ouvrir une porte d’entrée pour les intrus.
— Si quelqu’un avait infiltré le système d’Europol, est-ce qu’on pourrait le découvrir ?
— Si l’on cherche précisément et suffisamment longtemps, sans aucun doute. Mais, en ce moment, les spécialistes en informatique ont d’autres chats à fouetter.
— O.K. Ne bouge pas d’ici. Je vais tenter quelque chose.
— Et qu’est-ce que je vais faire, là ?
— Te reposer. Fais-moi confiance. Tu ne trouveras pas de meilleur endroit qu’ici. Je viens te chercher dans quelques heures. »
La Haye
Bollard n’eut pas besoin de mettre pied à terre pour réaliser que l’agence bancaire était fermée. Il continua de pédaler. Il en trouva une autre deux rues plus loin. Là aussi, un écriteau sur la porte annonçait que l’agence était fermée jusqu’à nouvel ordre. Plus énervé encore, il prit la direction d’Europol. Il était déjà très en retard. En chemin, il passa devant trois autres banques ; ni lumière ni personnel. Il songea à une autre possibilité. Sur sa route se trouvait l’hôtel Gloria, où il avait fait héberger l’Italien. Aménagé tout particulièrement pour Europol, il était mieux pourvu que les autres lieux de villégiature de la ville.
Dans le hall de réception, ne brillaient que quelques lampes. Bollard montra sa carte au portier. L’homme opina du chef, sans prononcer un mot. Le fonctionnaire traversa la salle de restaurant, presque vide, et se rendit dans les cuisines.
Un chef vint à sa rencontre.
« C’est réservé au personnel », annonça-t-il.
De nouveau, Bollard sortit sa carte. « Il me faut quelque chose à manger. Qu’est-ce que vous avez ?
— Vous êtes client ?
— Vous souhaitez conserver votre travail, non ?
— Pommes de terre ou patates, vous avez l’embarras du choix, répondit l’homme sèchement.
— Alors un peu de chaque. C’est à emporter.
— Je n’ai rien pour ça.
— Alors je repasserai plus tard avec ce qu’il faut. Mettez-moi ça de côté si vous voulez garder votre job. »
Düsseldorf
Quelques tuyaux en caoutchouc, des scalpels, un bac, un entonnoir : voilà ce que dénicha Shannon dans l’hôpital. Dans le parking souterrain se trouvaient, çà et là, quelques autos. La lampe torche entre les dents, la journaliste mesura l’ouverture du réservoir de sa Porsche puis alla à la voiture suivante. Son réservoir était fermé. Elle regagna son bolide, trouva une clé à molette dans la trousse à outils, ainsi qu’un second outil qu’elle pouvait utiliser comme levier. Elle fractura ainsi le réservoir de la voiture. Elle y introduisit le tube, s’accroupit et commença à aspirer. La force motrice de notre civilisation, se dit-elle. Pour combien de temps encore ?
Читать дальше