Sa peau le tirait à l’endroit où avaient séché les larmes. Il se releva, prit ses béquilles, se retourna une dernière fois à la porte, puis quitta la pièce.
En face se tenait l’infirmier. Manzano se rappela qu’il ne s’était pas présenté, ni à elle ni à lui. Peut-être était-ce mieux d’ailleurs qu’ils demeurent inconnus, au vu de ce qui s’était passé.
Au cours de la demi-heure suivante, Manzano tint les mains de trois autres personnes, un accidenté de la route de trente-trois ans, un patient de soixante-dix-sept ans, victime de nombreux infarctus, une droguée de quarante-cinq ans qui, après trente ans de défonce, avait succombé à une overdose.
Aucun d’entre eux ne manifesta d’une quelconque façon qu’il ressentait la présence de Manzano, de l’infirmier ou du médecin. Seule la camée lâcha une sorte de souffle silencieux avant de mourir. Une fois que Manzano eut reposé sa main, il ressentit un vide infini en lui.
Lentement, l’Italien se remémora la raison de sa présence ici. Sa jambe le faisait souffrir, mais, en cet instant, il se réjouissait presque de ressentir quelque chose. De vivre. Il se leva, sans ses béquilles.
La doctoresse lui tendit la main. « Merci encore. »
Puis ce fut au tour de l’infirmier. D’un accord commun et muet, ils en restèrent à leur anonymat réciproque.
« Vous en aurez besoin », dit le médecin en lui donnant la lampe torche. Manzano la remercia et partit en boitant en direction de l’escalier.
Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait faire ensuite ni d’où aller. Peu de chance que Hartlandt vienne encore. Peut-être devait-il passer la nuit ici. À côté des ascenseurs, il y avait un panneau où figuraient les différents services et l’étage où ils se trouvaient. Après avoir parcouru la liste, il ne voyait qu’un endroit où se rendre. Il prit le chemin du deuxième étage, vers la maternité.
Le lobby de l’hôtel avait été transformé en camp de fortune par des désespérés. Il n’y avait même plus assez de place pour un enfant, encore moins pour Shannon. Tous les autres hôtels avaient suspendu leur activité, ainsi que la journaliste avait pu le constater au cours des heures passées. Shannon rêvait d’un bon lit. Les sièges de la voiture étaient trop inconfortables pour y dormir. En outre, dans la Porsche il aurait fait trop froid, une fois la nuit tombée. Le thermomètre extérieur affichait deux degrés au-dessus de zéro. Puis elle eut une idée.
Elle retourna à l’hôpital. Elle se gara dans le parking souterrain, grand ouvert depuis des jours. Il faisait nuit noire dans le bâtiment. Elle trouva une petite lampe de poche dans la trousse à outils du coffre. Elle mit son sac marin sur l’épaule et se dirigea vers l’accueil. Les couloirs étaient déserts, partout des draps, des lambeaux de tissu, du matériel médical. L’odeur était insoutenable. Le rayon lumineux de sa lampe glissa sur le plan à côté des ascenseurs. Deuxième étage, maternité. Les seuls lits dans lesquels elle se sentirait bien. Elle emprunta l’escalier à côté des ascenseurs.
« En silence, intima Hartlandt, afin qu’il ne soit pas alerté s’il se trouve encore dans les parages. »
Ils entrèrent dans l’hôpital en passant par la rampe d’accès du parking souterrain, un peu à l’écart et invisible depuis le bâtiment. Huit policiers et quatre chiens le suivaient, ainsi que Pohlen. Chemin faisant, ils exploraient le moindre recoin au moyen de leurs torches.
Hartlandt prit la direction de l’endroit où Manzano avait été opéré. Un bout du jean de Manzano, que le médecin avait découpé, dépassait de la poubelle pleine ; le policier le tendit aux chiens qui le reniflèrent fébrilement. Ils tendirent leurs cous, tournèrent la tête dans toutes les directions, mirent leurs truffes sur le sol, puis l’un d’entre eux alla vers la porte. Les autres le suivirent aussitôt, tirant les fonctionnaires au bout des laisses.
Recouvert de quatre couvertures, Manzano regardait dans le noir, par la fenêtre. Il ne pouvait dormir, tant les événements du cinquième étage l’avaient perturbé. En plus, les relents de matière fécale, de pourriture et de mort qui régnaient aux autres niveaux commençaient à se propager dans la maternité.
Un instant, il crut entendre des pas et voir un rayon de lumière. Non ! Il ne devait pas céder à la paranoïa !
Nerveux, il se tourna sur l’autre côté. De nouveau, il crut entendre un bruit, de nouveau il lui sembla qu’un faible rayon de lumière, qui disparut aussitôt, bougeait dans le couloir. Il se leva et clopina jusqu’à la porte. Cette fois-ci, il entendit très distinctement des pas. Et des murmures. Puis un bruit encore, dont il ignorait ce que ça pouvait être. Comme si quelqu’un tapait contre un sol en pierre avec des couverts en plastique. Des pilleurs ?
Puis il entendit des gémissements. Des chiens. Et un ordre murmuré. Il en eut des sueurs froides. Il rejoignit son lit à la hâte et saisit les béquilles. Il quitta prudemment la pièce, aux aguets.
Les bruits venaient de l’escalier. Paniqué, Manzano regarda alentour. Était-ce Hartlandt qui revenait le chercher ?
Devant les ascenseurs, l’Italien écoutait les voix et les pas se rapprocher. Impossible de fuir par les escaliers. Et il ignorait où menaient ces couloirs. Il y avait de grandes chances que ce soient des culs-de-sac, ou que les sorties en soient condamnées. Pris de panique, il ne voyait plus qu’une échappatoire ; il entendait maintenant les chiens aboyer dans le couloir et des gens crier.
« Police ! Qui êtes-vous ? Sortez ! »
Effrayée, Shannon leva les mains devant ses yeux, aveuglée par les torches.
« I’m a journalist , cria-t-elle. I’m a journalist .
— Que dit-elle ?
— Les mains en l’air, sortez du lit !
— I’m a journalist ! I’m a journalist !
— Dehors ! »
Aboiements.
Shannon ne voyait rien, continuait à crier, tentait de libérer ses jambes de la couverture.
« C’est une femme !
— Que dit-elle ?
— Elle dit qu’elle est journaliste. »
Enfin, l’Américaine parvint à libérer ses pieds et se leva, une main toujours devant les yeux, l’autre en l’air, en guise de salut. Grognements des chiens.
« Qui êtes-vous ? » demanda en anglais un homme grand, à la carrure athlétique, non sans un léger accent allemand.
« Que faites-vous ici ?
— Je n’ai pas trouvé d’hôtel où passer la nuit », fit Shannon, ce qui était la vérité.
L’homme fit glisser sur elle le faisceau de sa torche, des pieds à la tête. Puis elle le reconnut. C’est lui qui avait emmené Manzano, qui l’avait poursuivi et conduit à l’hôpital.
« Avez-vous vu quelqu’un ?
— Non. »
Les hommes fouillèrent les autres lits, et ne trouvèrent personne. En sortant, leur chef dit aux autres : « Elle devrait se trouver un meilleur endroit. »
Shannon resta debout à côté du lit tandis que les fonctionnaires gagnaient la chambre voisine. Elle réalisa qu’elle tremblait ; était-ce de froid ou de peur ? Elle se lova de nouveau sous les couvertures et entendit les policiers passer de chambre en chambre avec leurs chiens. Les voix et les pas se firent plus ténus, puis le groupe fit demi-tour, passa de nouveau devant sa chambre et disparut.
Au troisième étage, Hartlandt et ses hommes rencontrèrent aussi peu de succès qu’au quatrième. Minuit était passé depuis longtemps. Hommes et chiens étaient exténués, à la suite des nombreuses interventions des jours précédents. Le bâtiment obscur aux chambres abandonnées, désertées, était encore plus déprimant que ne l’est un hôpital en temps normal. Les paupières lourdes, ils arpentaient le couloir du cinquième étage lorsque les molosses se mirent à gémir tant et plus.
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