« Comment allez-vous ? demanda Pohlen.
— Combien de temps j’ai dormi ?
— Plus de deux heures. Il est sept heures du soir.
— Le médecin n’est plus là ?
— Non. »
Manzano était de nouveau conscient de ce qui l’avait conduit ici. Il ne devait pas se laisser emmener par ces policiers !
« Je dois aller aux toilettes.
— Vous pouvez marcher ? »
Il tenta de sortir ses jambes du lit. Sa cuisse droite le lançait violemment. Il se leva, constata qu’il pouvait tenir debout. Il déclina l’aide de Pohlen.
Il y avait du brouhaha dans le corridor sombre. On poussait des lits en direction de la sortie, des gens criaient, on entendait des gémissements, des plaintes et des cris de douleur. Manzano n’aperçut presque personne en tenue d’hôpital.
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Évacuation », répondit Pohlen.
Lorsqu’enfin ils atteignirent les sanitaires, il réalisa qu’il n’avait plus si mal à la jambe. Il décida pourtant de continuer à boiter. Ça pourrait toujours lui être profitable de passer pour invalide.
Manzano fit ses affaires. « Retournons au bloc. »
Il partit en clopinant. Sous un lit abandonné il découvrit des béquilles jetées là négligemment.
« Ça peut toujours servir », fit-il au policier.
Pohlen se baissa et les lui tendit.
Manifestement, la nouvelle de l’évacuation s’était propagée. Il n’y avait presque plus personne dans la salle d’attente. Le bloc où il avait été soigné était vide.
« Vous semblez aller beaucoup mieux, observa Pohlen.
— Et maintenant, on fait quoi ?
— On attend la voiture que Hartlandt doit nous envoyer. Puis on vous conduira en détention provisoire. »
Manzano ne le voulait en aucun cas. « Je crois qu’il y a des antidouleurs par terre, dit-il en désignant le rayon le plus bas d’une étagère métallique. Vous pourriez me les donner ? C’est compliqué pour moi… »
Le policier se baissa. « Où ça ? »
Manzano accrocha deux montants de l’étagère grâce aux poignées des béquilles et tira énergiquement. Tout le contenu dégringola sur Pohlen et le recouvrit dans un fracas assourdissant. Manzano, qui avait dégagé les béquilles, entendit l’homme jurer et enrager. Il referma rapidement la porte derrière lui et, aussi naturellement que possible, il traversa la salle d’attente, les béquilles en mains. À chaque pas, il ressentait une vive douleur à la cuisse. Il lui fallait cependant penser à un endroit où se planquer. En arrivant dans le couloir encombré de gens gagnant la sortie, il eut une idée.
Depuis sa cachette dans le recoin d’une porte, Shannon vit l’Italien quitter la salle d’opération, regarder fébrilement alentour, et remonter le flot des évacués en boitillant, jusqu’à disparaître par une porte latérale. Shannon voulait partir à sa poursuite lorsqu’apparut Pohlen. Elle retint son souffle tandis que le fonctionnaire, après avoir hésité, se dirigea vers la sortie parmi les malades.
Elle sortit alors de sa cachette et suivit Manzano. Elle bouscula des gens, fut elle-même rudoyée, avant d’atteindre enfin l’endroit où l’Italien s’était engouffré.
Il avait disparu.
Dans la pièce, il faisait sombre. Manzano pouvait gagner la fenêtre sans danger, personne ne le verrait, même de dehors. Il regarda la place devant l’hôpital, en bas, peuplée de gens allant en tous sens, éclairés par la seule lumière clignotante des gyrophares, qui avaient l’air de jouets. Sans ascenseur, gagner le cinquième étage avait été pénible, mais sitôt qu’il eut compris comment se servir des béquilles, il ne lui fallut que quelques minutes. Manifestement, son plan fonctionnait. Malgré la hauteur et l’éclairage médiocre, il aperçut la silhouette du grand Pohlen le cherchant dans la foule. Puis il vit un second homme s’agiter dans la cohue, aux gestes bien différents des autres. Hartlandt.
Il ressentit de nouveau de violentes douleurs dans la cuisse, tira une chaise contre la fenêtre et s’assit. De la sorte, il pouvait observer l’extérieur, espérant également qu’il pourrait voir venir la menace malgré l’obscurité.
Bientôt, si le médecin avait dit vrai, les lumières du bâtiment s’éteindraient. Il serait alors tout seul.
Shannon regarda dans une pièce, puis dans une autre, mais, sans même en avoir fini avec le rez-de-chaussée, elle renonça. Le bâtiment était bien trop grand. Jamais elle ne trouverait Manzano. Peut-être avait-il quitté les lieux en profitant de la pagaille. Désespérée, elle regardait les gens prendre la fuite autour d’elle. Elle finit par se laisser emporter. Elle devait trouver où dormir. Elle quitta l’endroit, regarda une dernière fois derrière elle, hésita, puis gagna la Porsche garée sur une place interdite, dans une rue perpendiculaire.
« Au secours ! »
Manzano ne savait pas combien de temps il avait passé à la fenêtre. La place devant l’hôpital était quasiment vide. La seule lumière venait de la lune presque pleine. Avait-il rêvé ?
« Au secours ! » La voix venait de loin, on l’entendait faiblement. Manzano, s’aidant de ses béquilles, s’aventura dans le couloir obscur. Il écouta. Peut-être n’était-ce que dans sa tête. Mais il entendit de nouveau quelque chose et aperçut plus loin un pâle rai de lumière sous une porte. En s’y rendant, il passa devant des portes ouvertes. Il en sortait des effluves atroces de moisissures et d’excréments. Tremblant, il entra dans la pièce et, après quelques pas, arriva à un lit. Il se pencha pour voir le visage sur l’oreiller. C’était celui d’une personne âgée ; l’Italien n’aurait pu dire s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme, la peau très fine sur les os, les yeux clos, la bouche ouverte. La silhouette ne bougeait pas.
Où était le personnel soignant ? se demanda-t-il. Là, peut-être, où il y avait ce rai de lumière ?
À petits pas maladroits et prudents, il quitta la pièce et s’approcha aussi silencieusement que possible de celle d’où émanait la lumière.
Il entendit des voix. La porte n’était que poussée. Ses connaissances en allemand lui permirent de comprendre quelques bribes de la conversation.
« Nous ne pouvons pas faire ça, suppliait une voix masculine.
— Nous devons le faire », répondit une voix féminine.
Quelqu’un sanglotait.
« Je ne suis pas devenu infirmier pour faire ça, dit l’homme.
— Ni moi médecin, rétorqua la femme. Mais ils mourront dans les prochaines heures ou les prochains jours, même s’ils sont traités le mieux du monde. Aucun d’entre eux ne survivrait à un déplacement. Ni au froid et au manque de ravitaillement. Les laisser comme ça signifie les livrer à d’inutiles souffrances. Ils mourront de faim, de soif et de froid, lentement, dans leurs propres excréments. C’est ça que vous voulez ? »
L’homme se mit à pleurer.
« Sans compter que ni Nehrler ni Kubim ne peuvent être évacués sans ascenseurs. Personne ne peut transporter des patients de plus d’un quintal. »
Lentement, Manzano comprit ce dont il s’agissait. Tout son corps fut parcouru d’un frisson contre lequel il ne pouvait lutter.
« Ne croyez pas que ça me fait plaisir », continua le médecin. Manzano remarqua le tremblement de sa voix.
L’infirmier répondit dans un nouvel accès de sanglots.
« Aucun de ces patients n’est conscient », assura-t-elle. Ils ne s’en rendront pas compte.
Qui avait crié « au secours » ? se demanda l’Italien. N’avaient-ils rien entendu ? Il avait des sueurs froides.
« J’y vais maintenant », annonça le docteur d’une voix décidée.
Manzano se décolla prestement du mur pour se précipiter dans une autre pièce, face à celle d’où venaient les voix. Il n’osa pas fermer la porte, afin de ne pas éveiller les soupçons. Il s’aplatit contre le mur, derrière le montant, et, une seconde après, il entendit des pas dans le couloir.
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