Quelques-uns étaient tout bonnement partis, ce qu’Oberstätter ne pouvait leur reprocher. Depuis qu’on avait annoncé que seuls quelques endroits de l’Autriche bénéficiaient encore d’une alimentation électrique de fortune, de plus en plus de gens tentaient d’y aller. Lui-même vivait ici au cœur d’un petit paradis. À l’instar de ses collègues, il amenait de temps à autre sa famille au travail, afin qu’elle puisse se réchauffer et, le temps de quelques heures au moins, savourer le souffle de la normalité.
Oberstätter entra dans la salle sud des générateurs.
« Vous avez fini ? » demanda-t-il dans son talkie-walkie. Dans la salle de contrôle, cinq ingénieurs crispés observaient les armatures. Depuis une heure ils s’efforçaient, pas à pas, de relancer la centrale. Jusqu’alors, les écrans n’avaient signalé aucune erreur. Encore un poil et les générateurs pourraient de nouveau se remettre à produire de l’électricité.
« C’est parti », l’informa son récepteur.
Devant lui, les géants rouges s’agitèrent en un vrombissement profond.
« Ça marche ! cria Oberstätter dans son talkie.
— On a réussi ! » fit son collègue en retour.
Oberstätter se sentait soulagé. Quatre jours durant, ils n’avaient fait que recevoir des messages d’alerte lors de chacune des phases de la remise en service, ils avaient contrôlé ou même changé des pièces.
« Merde ! entendit Oberstätter dans sa radio.
— Quoi ?
— Ils déconnent !
— Non, sinon je l’entendrais ! cria Oberstätter.
— Mais c’est ce que disent les alertes ici.
— Impossible.
— Trop risqué. On coupe.
— Laisse tourner, ordonna Oberstätter. Si c’est sérieux, ils se couperont tout seul.
— Et le cas contraire ?
— Tout semble normal ici, fit Oberstätter.
— Sur les écrans, on a l’ordre d’arrêter, crépita une voix dans le talkie. On doit couper. On peut pas prendre le risque de foutre les générateurs en l’air ! »
Le léger bourdonnement de la pièce devint plus faible et profond jusqu’à disparaître tout à fait.
« Bon Dieu ! » jura Oberstätter.
Il se rendit au poste de contrôle.
« C’est pas les appareils, expliqua Oberstätter. Les générateurs ronronnent comme des gros chats. C’est un problème avec le logiciel de commande.
— Le système SCADA ? demanda le responsable IT, sceptique. On l’a pourtant passé à la loupe.
— On a des messages d’alerte, on change les pièces, l’alerte disparaît, d’autres arrivent. Pas possible qu’autant de pièces soient foutues… on en a changé un tas. Je te jure que les machines fonctionnent parfaitement. Ce n’est que le logiciel qui fout la pagaille. »
L’homme haussa les épaules. « Je ne sais pas. Et pourquoi ça ? Ça viendrait d’où ? L’entreprise qui a créé SCADA est une géante avec des contrôles qualité et des mesures de sécurité drastiques.
— Je ne trouve pas ça si insensé, objecta un autre collègue. On peut le faire remonter à la maison mère, à Vienne. On verra bien ce qu’ils disent. »
Cinquième jour — mercredi
Zevenhuizen
Avant l’aube, François Bollard fut réveillé par des bruits qu’il ne put identifier immédiatement. Il se leva, chercha la fenêtre à tâtons. En bas, un groupe d’une vingtaine de personnes s’était rassemblé devant la porte et demandait à entrer. Une fois habillé, il descendit. Dans le couloir, il s’arrêta. Une horde sauvage, amassée à l’extérieur, devant la porte d’entrée, pressait Jacub Haarleven de leur ouvrir. Le maître des lieux, un fusil en joue, leur criait de ne pas avancer.
Son passé de policier dans les forces opérationnelles, y compris lors de manifestations ou d’émeutes, était loin derrière lui ; pourtant, Bollard comprit sur-le-champ que l’homme n’avait aucune chance sur la durée. Tôt ou tard, ils parviendraient à entrer, ils réussiraient à fracturer la porte sur laquelle tonnaient des coups sourds. À l’intérieur, les gens grommelaient, irrités. Il devait lui prendre l’arme avant qu’il ne commette l’irréparable.
« Reculez, cria le propriétaire au groupe de l’autre côté de la porte, et il baissa son arme. J’ouvre, mais vous devez comprendre qu’il vous sera impossible de rester. Les autorités s’occuperont de vous.
— Elles n’ont rien fait jusqu’à présent ! hurla un désespéré.
— C’est vrai !
— On nous laisse crever de soif et de faim !
— Et geler ! »
Bollard se demandait déjà où il pourrait bien mettre sa famille à l’abri. Manifestement, elle devait retourner à la maison. Ils avaient assez de bois pour la cheminée. Mais ni vivres ni eau. On lui donnerait bien cela grâce à Europol, mais pour combien de temps encore ?
Dans une pièce voisine, on entendit un bris de verre, puis du bruit, puis de nouveau un bris de verre. Haarleven se cramponna à son fusil, fit un pas en avant. La foule s’écarta. Bollard se dépêcha d’empoigner l’arme en douceur.
« Quelqu’un a cassé une fenêtre ! cria une femme dans la salle à manger. Écoutez ! »
Bollard vit son épouse dans les escaliers, la mine soucieuse. D’une geste de la main, il l’invita à remonter. Il avait pris sa décision et suivit Marie dans la chambre.
« On fait les bagages, intima-t-il. Vite. »
Elle ne demanda aucune explication.
Vingt minutes plus tard, ils traînaient tous leurs bagages dans les escaliers afin de pouvoir quitter les lieux en une seule fois.
Ils gagnèrent leur voiture et la chargèrent. D’autres voitures devaient manœuvrer afin de laisser passer celle de Marie.
« Les enfants viennent avec moi », dit Bollard. Quelques minutes plus tard, ils avaient quitté l’endroit et la jauge du tableau de bord clignotait. Impossible qu’il ait utilisé autant de carburant. Hier soir, à son arrivée, le réservoir était à moitié plein.
Ils avaient à peine atteint La Haye que, derrière lui, sa femme lui fit des appels de phares. Bollard ralentit. Marie était déjà arrêtée au bord de la route, et avait actionné les warnings. Il passa la marche arrière.
« Restez assis, ordonna-t-il aux enfants avant de descendre.
— Plus d’essence, dit Marie. Et je suis certaine que le réservoir était presque plein lorsque je suis arrivée là-bas avant-hier. Depuis, je n’ai pas roulé.
— Alors je ne me suis pas trompé, répondit-il. Je suis aussi sur la réserve. »
Ils examinèrent le bouchon du réservoir. Il avait été forcé.
Ils déchargèrent les valises et les mirent dans l’autre véhicule, poussèrent la voiture de Marie davantage sur le bas-côté et continuèrent ensemble dans la sienne.
« Espérons que nous atteindrons la maison, observa Paul sur la banquette arrière.
— Quand est-ce que ce sera fini ? » murmura Marie, les larmes aux yeux.
La Haye
Une fois chez eux, François les aida à décharger avant de rejoindre Europol.
Marie était de nouveau chez elle. Mais malheureusement, ce n’était pas parce que tout était rentré dans l’ordre. Elle alluma d’abord une flambée dans la cheminée du salon, afin qu’une pièce au moins soit chauffée. Une fois rangés sacs et valises, elle inspecta le frigo. Elle avait utilisé les produits surgelés et périssables dans les premiers jours de la panne. Il ne restait plus grand-chose. En raison du séjour à la ferme, ils n’avaient pas fait de réserves. Pendant son absence, la plupart de ce qui restait était devenu périmé. Dans le cellier, elle trouva quelques conserves qui suffiraient pour un jour ou deux, à condition de faire de curieux mélanges, mais les temps n’étaient pas au raffinement. Elle devait réfléchir rapidement. Peut-être ses voisins savaient-ils où s’approvisionner encore. François avait parlé de tels endroits. Il devait être au courant. Puis elle essaya d’allumer la télévision et de téléphoner, sachant bien que chaque tentative resterait peine perdue. Comment allaient ses parents ?
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