« Nous ne pouvons pas tous les accueillir », expliqua Haarleven en prenant les devants. Lorsqu’ils passèrent devant la salle de restaurant, Bollard comprit ce qu’il voulait dire. Les tables avaient été remisées sur le côté, sur le sol étaient allongées au moins quarante personnes, les unes contre les autres. L’odeur de crasse lui prit les narines, quelqu’un ronflait, un autre gémissait en dormant.
« Je leur ai dit que je ne pouvais pas les nourrir tous, continua Haarleven. Mais que faire ? Il y a des enfants, des personnes malades et âgées. Je ne peux pas les laisser mourir de froid ! C’est la même chose dans deux autres pièces.
— Et ceux devant la porte ? »
Haarleven lui adressa un regard désemparé. « Espérons qu’ils resteront raisonnables.
— Qu’est-ce que vous ferez demain lorsqu’ils se réveilleront et qu’ils auront faim ? »
L’autre haussa les épaules. « Je verrai demain. Nous ne pouvons qu’improviser. Si le courant n’est pas rétabli rapidement, nous serons face à un grave problème. »
Bollard s’étonnait de l’attitude de l’homme. À moins qu’il ne soit seulement naïf ?
« Vous travaillez bien pour l’Union européenne ?
— Europol, le reprit Bollard.
— Vous ne pouvez rien faire pour eux ?
— Que font les autorités néerlandaises ? Il n’y a pas d’hébergements d’urgence ?
— Pas assez, disent les gens.
— Aujourd’hui, c’est trop tard. Je verrai demain ce que je peux faire », répondit Bollard.
Pas grand-chose de plus qu’appeler la municipalité et demander pour quelles raisons il n’y avait pas d’hébergements disponibles. Et, si besoin, prévenir la police afin de protéger les biens des Haarleven et les personnes qu’ils abritaient. Il savait déjà ce qu’on lui répondrait.
Bollard gravit les escaliers jusqu’aux chambres occupées par sa famille. À peine avait-il ouvert la porte que son épouse fondit sur lui.
« As-tu des nouvelles de nos parents ? »
Il appréhendait ce moment.
« Toujours pas. Ils vont bien, ne t’en fais pas.
— Bien ? » Il y avait dans sa voix une pointe d’hystérie qui déplut à Bollard. « Il y a un accident nucléaire majeur à vingt kilomètres de chez eux et tu me dis qu’ils vont bien ?
— Où sont les enfants ?
— Ils dorment. Ne change pas de sujet.
— Ce n’est pas un accident majeur, le gouvernement dit que…
— Et qu’est-ce qu’il devrait dire ? cria-t-elle, au bord des larmes.
— Tu vas réveiller les enfants. »
Elle se mit à sangloter et à frapper contre sa poitrine à poings fermés.
« C’est toi qui les as envoyés là-bas ! »
Il tenta de la calmer, de l’enlacer, elle se déroba et le frappa de plus belle.
« C’est toi qui les as envoyés là-bas ! C’est toi ! »
Colère et impuissance montaient en lui. Il la serra si fortement contre son torse qu’elle ne pouvait plus bouger les bras. Elle se défendit un peu, mais il ne défit pas son étreinte jusqu’à ce qu’elle cède et ne fasse plus que sangloter sans retenue contre son épaule.
Seulement quatre jours, se dit-il. Et nos nerfs sont déjà à vif. Il ferma les yeux et se mit à prier pour la première fois depuis son enfance. Je t’en prie, si tu existes, fais en sorte que nos parents aillent bien !
La Haye
« On s’en tire bien, constata Shannon. Avec délectation, elle enroulait ses pâtes autour de sa fourchette. Il n’y a aucun doute, aujourd’hui.
— Tu peux te rendre sur les lieux de la catastrophe avec la Porsche.
— Crois-moi, je préférerais faire un reportage sans la Porsche pour annoncer que tout est rentré dans l’ordre. Avez-vous du neuf, d’ailleurs ?
— Ma chère, fit Manzano avec un sourire en coin, je sais bien que tu aimerais réitérer ton coup d’hier, d’autant plus que ton collègue en France attire toute l’attention. Mais ce n’est même pas la peine d’essayer. Mon travail ici, tu le sais bien…
— … est secret. J’ai compris, va.
— Parle-moi plutôt de toi.
— Tu sais le plus important. J’ai grandi dans un trou dans le Vermont, commencé mes études à New York et suis partie pour ce tour du monde fatal qui m’a planté à Paris.
— Ce n’est pas le pire endroit pour faire naufrage.
— Soit.
— C’était le plus important. Mais le moins important ? C’est souvent le plus intéressant.
— Pas dans mon cas.
— Mauvaise histoire, madame la journaliste.
— La tienne est meilleure ?
— Tu n’as pas déjà fait des recherches ? »
C’était au tour de Shannon d’esquisser un sourire en coin.
« Si, bien sûr. Mais il n’y a pas grand-chose à ton sujet. Ta vie n’a pas l’air bien excitante.
— Je suis comme les Chinois qui ne souhaitent une vie excitante qu’à leurs ennemis. Il semblerait d’ailleurs que quelqu’un me l’ait souhaité il y a peu.
— Tu pouvais quitter Milan aussi facilement ? Pas de femme ni d’enfants ?
— Non.
— Pourquoi ?
— C’est important ?
— Pure curiosité. Déformation professionnelle. Et nous devons bien parler de quelque chose.
— Pour l’instant, ça n’a rien donné.
— Oh ! À la recherche de l’âme sœur. Je croyais que c’était un truc de femmes.
— Comme toi ? »
Elle pouffa. Son rire lui plut.
« Et tes parents ? Ils sont en Italie ?
— Ils sont décédés.
— Désolé.
— Accident de voiture. C’était il y a douze ans. »
Il se rappelait le jour où on le lui avait appris. L’étrange anesthésie de ses sentiments.
« Ils te manquent ?
— Non… pas vraiment. » Il réalisa qu’il n’avait pas pensé à eux depuis longtemps. « Peut-être aurions-nous eu encore des choses à nous dire. Pour certaines choses, on ne devient suffisamment mûr qu’avec l’âge. C’est peut-être pour ça qu’on n’en a jamais parlé ensemble, qui sait… Et toi ?
— Ils ont divorcé alors que j’avais neuf ans. J’ai vécu avec ma mère. Mon père a déménagé pour Chicago, puis pour Seattle. Je ne l’ai pas vu souvent.
— Et depuis que tu es en Europe ?
— Je skype avec ma mère. Parfois avec mon vieux. Ils disent sans cesse qu’ils doivent venir me rendre visite. Ils ne sont encore jamais venus à Paris.
— Des frères et sœurs ?
— Une demi-sœur et un demi-frère. Les enfants du second mariage de mon père. Je les connais à peine.
— Une fille unique, quoi.
— Pour ainsi dire, répondit-elle transformant son visage en une grimace sombre et ajoutant théâtralement : butée. Égoïste. Brutale.
— C’est aussi ce que me répétaient mes copines.
— Y compris l’actuelle ? »
Manzano laissa la question ouverte.
« Qu’est-ce qu’elle dirait si elle savait que nous dormons ensemble ? demanda Shannon.
— Je ne lui dirai rien. »
Il utilisa le singulier. Il n’avait pas envie de s’étendre sur ses amours libres avec Julia et Carla ni de devoir s’en justifier. Sonja Angström lui passa par la tête. « Et qu’en est-il du prince charmant ? demanda-t-il.
— Pas encore trouvé », répondit-elle, et elle but une gorgée de vin. Ses yeux le fixaient insolemment par-dessus le rebord du verre.
Ybbs-Persenbeug
Oberstätter courait à travers les couloirs déserts de la centrale. Seule une poignée de techniciens étaient là, le minimum afin de remettre les installations en route — comment ? Ils n’en savaient rien.
Oberstätter se demandait ce qui allait se passer. Les dégâts étaient d’ores et déjà catastrophiques. Les paysans des environs avaient perdu la majeure partie de leurs troupeaux. Les bêtes étaient mortes de froid ou de faim, les laitières à cause de leurs mamelles trop pleines, dans d’atroces souffrances. Des jours entiers on avait entendu leurs meuglements de douleur à des kilomètres à la ronde. Le père d’une connaissance était décédé d’une crise cardiaque, l’ambulance étant arrivée trop tard.
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