— Drôle de façon de témoigner de l’antipathie aux gens, murmura-t-il.
Sa voix était calme, ferme.
Dorman se dit que ce type-là n’était pas une mauviette, mais un gaillard difficilement effarouchable. Les types difficilement effarouchables déplaisaient souverainement à Dorman.
Il avait envie de l’allonger à ses pieds d’une balle bien ajustée.
Un type mort ne l’impressionnait pas.
Les morts ont l’air ballot à côté des vivants, et surtout à côté des vivants qui en ont fait des morts.
Il réprima pourtant son désir.
Sa situation était précaire et il avait besoin de cet homme roux dont le regard paisible l’incommodait si fortement qu’il en avait les jambes tremblotantes.
— Entrez ! ordonna-t-il.
L’homme s’avança vers la porte.
Il était si lourd, si massif et donnait une telle impression de puissance que, bien qu’il fût armé et l’autre pas, Dorman eut peur.
— Ne jouez pas au con ! ordonna-t-il. Sans quoi, au moindre geste qui ne me revient pas, je vous envoie rejoindre votre grand-père en enfer !
— Mon grand-père vit toujours, affirma l’homme. Si surprenant que cela paraisse. C’est une habitude de famille : nous vivons jusqu’à cent ans ! Et quand il mourra, je doute qu’il aille en enfer, car c’est bien le plus digne homme qu’une femme ait enfanté.
Dorman accoucha d’un gloussement aigre.
— Vous serez peut-être l’exception confirmant la règle, fit-il.
Il repoussa la porte, s’y adossa tandis que l’autre s’arrêtait au milieu de la pièce.
— Qui êtes-vous ? demanda Dorman.
— Je suis garde-pêche et garde-chasse.
— Vous vivez seul ?
— Depuis que ma femme est morte, oui… Seul n’est pas le mot. Dieu merci, j’ai des compagnons !
— Ah ? fit Dorman inquiet. Des compagnons ?
Il regarda autour de lui comme un homme traqué.
— Où sont-ils ?
L'autre éclata de rire.
— Dans le lac, fit-il. Et dans la forêt. Tous les poissons du lac, toutes les bêtes de la forêt sont mes compagnons.
Dorman haussa les épaules. Son esprit mesquin ne pouvait appréhender les paroles du garde. Il se dit que la solitude avait dû salement influer sur le moral de l’autre et qu’il devait être un peu cinglé sur les bords.
L’homme roux le regardait, devinait ses pensées et continuait de sourire.
— C’est la première fois que je reçois une visite nocturne, affirma-t-il. Je suppose que c’est de l’argent que vous cherchez ? En ce cas, vous êtes mal inspiré de frapper à cette porte. S'il y a plus de cent dollars dans cette bicoque, je veux bien être pendu !
Dorman haussa les épaules.
— Je me fous de vos économies, dit-il. Où se trouve votre bateau ?
— Il est amarré au petit ponton, à cent mètres d’ici.
— C'est quoi, comme barlu ?
— Un canot à moteur.
Dorman soupira d’aise.
Avec cette embarcation rapide, il était sauvé.
— Écoutez bien, dit-il en s’efforçant d’affermir sa voix.
Il se voulait terrible, n’y arrivait pas, et cela augmentait son malaise.
— Écoutez, bonhomme, je n’ai rien contre vous et tout se passera bien si vous obéissez. Je veux passer sur la rive canadienne au plus tôt, et vous allez m’y conduire. Si vous refusez, je vous mets une praline dans le lard et je me démerde tout seul. Si vous acceptez, une fois de l’autre côté du bouillon, on se dit au revoir et vous revenez, ça colle ?
Cette proposition ne parut pas enchanter le garde.
— La rive canadienne est loin, affirma-t-il.
— Il faut combien de temps pour y aborder avec votre teuf-teuf ?
— Quatre bonnes heures au moins.
— O.K. Eh bien, allons-y !
L'homme roux hésita.
— Je n’aurai pas suffisamment d’essence pour faire l’aller-retour, assura-t-il.
— Ça, mon petit père, je m’en balance ; si vous saviez comme ce qui m’intéresse, c’est l’aller…
Le garde parut se décider.
— Eh bien, allons-y, murmura-t-il.
* * *
Le petit canot automobile ronronnait normalement. C'était une chic coquille de noix, en vérité, qui bondissait sur l’eau à la vitesse d’un hors-bord.
Assis sur le siège arrière, le garde tenait le gouvernail.
Dorman se tenait à l’avant, son revolver appuyé sur ses genoux serrés.
Un double jaillissement d’écume escortait l’embarcation.
Cette écume se terminait en une poussière d’eau qui fouettait mollement le visage de Dorman, lui causant une espèce de suave bien-être.
À cette allure, il ne mettrait pas quatre heures !
Il serait bientôt en sécurité. Son coup avait foiré, mais il parvenait à sauver ses os ; et ça, après l’aventure de tantôt, c’était plutôt inespéré.
Le doux balancement du canot rythmait ses espoirs.
Une chance qu’il ait déniché cette espèce de garde-chasse solitaire ! Sans lui, il serait encore en train de piétiner dans la boue.
Cela faisait près d’une demi-heure qu’ils fonçaient sur l’eau calme.
Le garde paraissait avoir pris son parti de l’aventure.
Accroupi au gouvernail, il était impassible comme la statue de la Liberté.
Soudain, Dorman eut le sentiment d’un danger. C'était vague, imprécis. Il chercha à réaliser ce qui se passait. D’où venait cette obscure sensation de peur ?
Il comprit brusquement. Le garde était devenu attentif, depuis un instant. Il était attentif non pas comme quelqu’un qui guette la manifestation d’un événement ou d’une personne, mais à la manière d’un homme qui s’apprête à accomplir un exercice difficile. Il était assis dans le fond du canot, tenant la barre à deux mains, et pourtant il paraissait viser. Oui, viser. C'était ça. Un chasseur qui suit le vol d’un oiseau dans le guidon de son fusil a cette tête-là, ce visage tendu, ces yeux durcis par l’attention, la concentration. Et de même l’acrobate qui s’apprête à changer de trapèze dégage cette impression de brusque tension physique et morale.
Dorman eut un réflexe. Au lieu de continuer à fixer l’homme, il regarda derrière lui, et comprit. C’était in extremis . Deux secondes plus tard, il était mort !
Le plan de l’homme roux avait bien failli réussir. Il pilotait le canot et Dorman était assis à l’autre extrémité. Pour pouvoir surveiller l’homme tenant la barre, le bandit devait fatalement tourner le dos à la marche de l’embarcation. Il ne pouvait voir où il allait. Or le garde avait foncé droit vers le large, puis il avait amorcé un immense virage, insensiblement, de telle façon que le gangster n’eût pas conscience de ce mouvement de rotation.
Une fois celui-ci réalisé, il avait tout bonnement piqué sur la côte qu’ils venaient de quitter.
Ainsi, ils étaient revenus à leur point de départ.
Et c’était rudement bien échafaudé : le garde avait trouvé un moyen de se débarrasser de son adversaire sans esquisser le moindre geste insolite. Il s’était souvenu du ponton où était amarré son bateau. Il avait essayé de passer dessous . Comme le plancher du ponton était bas, Dorman aurait été décapité, car il était assis sur l’avant du bateau alors que lui, le garde, était accroupi dans le fond de l’embarcation.
C’était fort bien calculé.
Seulement, pour passer sous ce ponton, à peine large de deux mètres, à la vitesse où il allait, il devait viser avec soin. Et ce calcul avait donné l’alerte à Dorman.
Dorman vit la poutrelle du ponton à cinquante centimètres de sa figure.
Il se jeta à plat ventre dans le canot.
Il y eut quelques secondes d’obscurité totale.
Ensuite le canot réapparut sous la lune. À l’air libre.
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