Il n’y avait pas vingt heures de cela, et cependant, au cours de ce laps de temps, il avait vécu une autre existence, beaucoup plus longue, beaucoup plus lourde et harassante que celle qui l’avait précédée.
— Comment est-elle ?
— Va la voir si tu veux.
— Laurent, écoute…
— Oh ! non, soupira-t-il. Je n’ai plus rien à dire et plus rien à entendre. Ce que j’aurais voulu entendre, une seule personne pouvait le dire ; et elle ne l’a pas dit…
Martine s’assit dans le fauteuil voisin. Elle sentait qu’elle ne pouvait rien pour lui et cette impuissance la navrait.
Des oiseaux revinrent.
— Tu vois, fit Laurent. Quand tu es arrivée, je chassais un chat. Si cet affreux matou était venu ici quelques heures plus tôt, j’aurais peut-être eu ma chance…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Pff… Des bêtises ! Va donc près d’elle !
Elle obéit, intimidée. Il la vit disparaître dans la maison, la tête basse, la démarche hasardeuse.
Il s’endormit et ce fut du vrai sommeil d’homme épuisé.
Un abandon total.
Un bruit de voix l’éveilla. Il aperçut Bardin et Martine qui chuchotaient près de lui, en le regardant. Ils avaient des figures qu’il ne leur connaissait pas.
Laurent hocha la tête. Cela voulait peut-être dire « bonjour » mais cela était aussi une question.
Martine détourna les yeux. Bardin fit un pas en avant, s’assit sur le bout du fauteuil, tout contre Laurent et prit à terre un caillou rose qu’il se mit à faire sauter dans le creux de sa main.
— Dites, vieux… Ça y est !
« Chaque chose en son temps », songea Haller. Il ne sourcilla pas et demanda :
— Il y a longtemps que vous êtes là ?
— Vingt minutes. Je suis arrivé juste avant la fin… Vous dormiez, madame n’a pas voulu qu’on vous appelle.
Cette fois-ci, Laurent crut qu’il allait enfin pouvoir épancher ce cri affreux qui le tourmentait. Il le sentait monter jusqu’à sa gorge. Et puis le cri s’effrita. Et cela fit un peu comme un éternuement manqué.
— Martine, dit-il d’une voix sourde, est-ce qu’elle a dit quelque chose depuis que tu es arrivée ?
Martine secoua la tête.
— Non, rien. Elle n’a pas rouvert les yeux… Je suis certaine qu’elle est partie sans s’en rendre compte, comme pendant un sommeil. Si calme…
— Pourquoi ne m’as-tu pas averti ?
— Tu sais bien que c’est mieux comme ça.
Elle ne se donnait plus la peine de le vouvoyer devant Bardin. Et Bardin n’était pas surpris du tutoiement.
— Comment avez-vous su qu’elle était morte ? demanda Laurent.
C’était une question surprenante et aussi très gênante. L’imprésario regarda Martine, ne sachant comment y répondre.
— Voyons, Laurent, soupira la jeune femme.
Elle demanda, presque timidement :
— Tu viens la voir ?
Dans ta rivière, j’avais mis mon cœur à flotter
Dans tes yeux …
— Est-ce que j’ai les yeux clairs ? demanda-t-il brusquement à ses compagnons.
Nouveau regard inquiet de Bardin à Martine. Ils devaient le croire fou.
— Répondez ! fit-il rudement. Il n’y a pas que les yeux bleus qui soient clairs, n’est-ce pas ? Quand vous voyez mes yeux, avez-vous l’impression qu’ils sont clairs ou sombres ?
— Eh bien, bredouilla Jo Bardin, ça dépend…
Laurent haussa les épaules.
— Vous n’êtes qu’un marchand de vent, mon vieux, dit-il.
Et il se dirigea vers la maison. Martine le suivit. Bardin aussi, après un temps d’hésitation.
En chemin, Laurent pensait qu’il allait voir sa femme morte. Il savait qu’il ne pouvait pas se préparer à cette rencontre, que c’était formellement impossible, car il allait découvrir quelqu’un d’inconnu.
Il franchit le living, poussa la porte de la chambre en fixant obstinément le plancher.
Son regard remonta lentement jusqu’au lit, puis suivit la forme qui y gisait.
Non, c’était bien Lucienne. Lucienne morte, mais Lucienne !
Elle ressemblait à ces gisants de marbre pâle qui recouvrent des tombeaux de prélats illustres dans d’inhumaines cathédrales.
Elle était telle qu’il l’avait quittée, un instant auparavant. Ce n’était pas une absence, mais au contraire la plus formidable des présences.
Il la contempla un bon moment. Il aurait pu passer la journée complète à la regarder, sans broncher, sans ciller.
— Son souffle a cessé, doucement, doucement, expliqua Martine.
Elle répéta encore, comme soucieuse de renforcer cette impression de douceur sereine :
— Doucement…
— Elle est belle, fit Bardin.
— Pourquoi lui avez-vous joint les mains ? demanda Laurent.
Il voulut décroiser les doigts maladroitement emmêlés de Lucienne, mais il sursauta en rencontrant le contact dur et froid de la morte.
— Laisse, Laurent ! ordonna Martine.
— C’est vous qui lui avez passé cette robe grise ?
— Évidemment…
— Ah ! bon.
Il cherchait il ne savait quoi. Quelque chose le choquait, le tourmentait encore…
— Maintenant, venez ! dit Bardin en lui prenant le bras.
Il se laissa entraîner dans la grande pièce ombreuse.
Les pochettes de disques brillaient dans la pénombre.
— On va boire un scotch, hein ? proposa l’imprésario.
Il se croyait déjà au Fouquet’s . Il retrouvait ses gestes artificiels et précipités de type hâbleur, fait pour convaincre, fait pour vendre.
— Écoutez, mon vieux, c’est un grand malheur. En ce moment vous traversez une période tout ce qu’il y a de moche. Essayez de ne pas trop penser. Vous aurez tout le temps ensuite de comprendre votre chagrin.
Il prenait deux verres, se tournait vers Martine.
— Vous aussi ?
— Un peu.
Trois verres. Du whisky… Il choisissait parmi les différentes marques, se décida pour du William Lawson’s et versa des rasades généreuses. D’ordinaire, il buvait peu d’alcool. Après tout, peut-être avait-il de la peine à surmonter lui aussi ? De la peine à traverser à gué, comme une rivière…
Dans ta rivière, j’avais mis …
— Dites, Jo, Lucienne vous parlait-elle de moi quelquefois ?
Bardin s’arrêta de verser à boire.
— Pourquoi ?
— Je vous demande…
— Je ne me souviens pas. D’abord qu’appelez-vous « parler de moi » ?
— Et de l’autre ?
— De quel autre ?
— De l’autre ! Elle ne vous a jamais dit « qu’elle avait quelqu’un », suivant l’expression consacrée ? Que diable, elle a bien eu besoin de votre complicité pour justifier tous ses déplacements ?
Bardin haussa les épaules.
— Vous croyez que c’est le moment de parler de ça ?
— Oui.
— Non, Lucienne ne m’a jamais parlé de personne. C’était une femme très secrète.
Ils burent le whisky sec et sans glace.
— Ce qui m’arrive est effrayant, déclara Laurent.
Soudain il posa son verre et se leva.
— Je sais ! fit-il. Je me souviens…
Il venait de trouver ce qui l’avait confusément troublé devant la couche funèbre.
Il entra dans la chambre, suivi de Martine qui, inquiète, surveillait ses moindres gestes. Il s’approcha du lit et examina l’oreiller.
— Qu’as-tu fait de l’oiseau ? demanda-t-il.
— Il est sur la coiffeuse, répondit Martine.
Laurent aperçut la boîte à musique devant la glace vénitienne. Dans la chute, le rossignol s’était détaché de son perchoir et il gisait au fond de la petite cage dorée. Il avait vraiment l’air mort, maintenant.
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