Lorsqu’il continue, son visage est déformé par la colère.
« Putain de bordel ! Combien y a-t-il d’informations utiles dans ce monde ? 90 % des informations que je reçois tous les jours sont de la merde ! Des messages de Facebook ou de WhatsApp, des nouvelles de stars, des shows de téléréalité, de la publicité, des spams, des consignes de mes patrons ! La seule manière d’organiser ces informations, c’est de les foutre à la poubelle. Mais non ! Google veut que toute cette merde fasse partie de mon cerveau ! Cher Google, je préfère ne conserver que deux hémisphères. »
Il s’arrête un instant et se penche en avant.
« Gardez votre troisième hémisphère. Organisez-le comme bon vous semble. Poussez la merde de gauche à droite, puis dans l’autre sens. Mais pas dans mon ciboulot ! Il y a déjà suffisamment à faire sans vos saloperies. Et puis qu’est-ce que vous avez donc à fouiller dans mon crâne ? Une fois que vous serez dedans, bien au chaud, qui peut me garantir que vous vous comporterez bien ? Comment organisez-vous donc “l’immense volume d’informations disponibles dans le monde”, d’ailleurs ? D’après quels critères les mettez-vous à disposition ? Qui juge de ça ? Qui édicte les règles ? Écrit les algorithmes ? L’un de vos programmeurs ? Dans mon cerveau ? Ah ! Mais bien sûr, j’ai pas mon mot à dire. C’est vos opérations de calcul. Dans mon cerveau ! Je pige : secret d’entreprise. À côté, Big Brother est un enfant de chœur. »
Il rigole.
« Et j’ai pas dit la meilleure ! Google n’est pas seulement mon troisième hémisphère, mais également celui de mon voisin. Dieu qu’il est bête ! Qu’il est bête ! Merde alors ! Je partage mon troisième hémisphère avec lui. Siamois par le ciboulot ? À l’instar des milliards d’autres demeurés ? Des milliards de frères siamois ? »
Il se gratte le menton.
« Je crois que j’ai de nouveau mal à la tête. Et n’oublie pas qu’il faut terrasser l’hydre des données. »
« Résumons ce que nous savons de Zero », fait Cyn en se basculant dans sa chaise. « Charly ?
— Voici la liste avec les 38 vidéos publiées depuis 2010. »
Cyn survole les titres — Little Big Brother, La Grande réévaluation, L’Agence de notation humaine — tandis que Charly poursuit. « Des prêches concis, gais, sur la sphère privée, la part grandissante de la surveillance et autres menaces liées à la digitalisation et à la mise en réseau. Puis de la documentation au sujet de quelques actes mineurs de guérilla. Ils décorent les caméras de surveillance de différentes villes avec des rubans de couleurs ou des masques de chefs d’État. Jusqu’à hier, les vidéos étaient visionnées par quelques milliers de personnes. Depuis le President's Day, c’est des millions.
— C’est pareil pour The Citizen’s Guerrilla Guide to the Surveillance Society. Il n’a jamais été aussi lu que depuis hier, complète Jeff.
— C’est des tuyaux pour protéger ses données et échapper à la surveillance, n’est-ce pas ? » intervient Anthony.
Comme à son habitude, lorsqu’il est présent à la rédaction, et non à s’avachir chez les propriétaires ou au conseil d’administration, il effarouche ses employés comme un mauvais chien de berger son troupeau. Avant même que Cyn ou quiconque ne puisse lui répondre, il continue : « On a du neuf à propos des commanditaires ? Qui sont-ils ? Où se terrent-ils ? Combien sont-ils ?
— Aucune idée, répond Charly. Jusqu’à présent, ils se planquent.
— Des secrets ! Super ! » s’écrie Anthony en claquant des mains. « C’est parfait pour broder des histoires ! Que dit le trafic concernant notre couverture de l’événement ?
— L’article de Cyn a le plus grand nombre de lectures depuis le début de notre édition en ligne. Ça plaît aux gens.
— Alors nous devons l’exploiter à fond ! » commente Anthony tandis que Cyn étudie la liste des vidéos. Elle n’a aucune idée de ce que ça signifie, mais Jeff est là.
« Peut-être pouvons-nous en tirer une série d’articles, propose-t-elle. Chaque jour, on présente l’une de ces vidéos et on donne des informations approfondies dans les articles qui y sont rattachés.
— C’est bien ce que je dis ! » Anthony rajuste ses lunettes.
Cyn se demande quand ces lunettes carrées passeront-elles de mode. Anthony a tout simplement l’air ridicule.
« Mais pas trop de texte », poursuit-il en jetant à Cyn un regard suppliant. « Je veux des illustrations cool, si possible animées. Et vous devez également faire vos propres vidéos. En premier, nous prenons celle de Google que vous venez de voir. C’est une bonne entrée en matière. Je veux quelque chose dès cet après-midi. Et pensez à une manchette sexy ! » conclut-il avant de tourner les talons.
Cyn et Jeff échangent un regard.
« Sexy », répète Cyn, moqueuse, en haussant les épaules.
« En tout cas, il sait ce qu’il veut ! »
« Ici, c’est notre laboratoire d’informatique légale », explique Marten Carson. Ses yeux bruns trahissent des traces de fatigue. La nouvelle affaire l’a tenu éveillé toute la nuit.
Jonathan Stem s’approche d’une des tables sur laquelle reposent, méticuleusement ordonnées, les différentes pièces d’un drone, de la même manière que sont agencés dans un hangar les débris d’un avion qui s’est écrasé. En tout, il y a huit tables dans la pièce, autour desquelles s’affairent plusieurs femmes et hommes en blouse blanche.
« Jusqu’à présent, il semble que les hommes de Zero ont pris toutes leurs précautions, poursuit Marten. Nous n’avons trouvé ni traces d’ADN ni empreintes, ni quoi que ce soit dans le genre.
— Ils connaissaient leur affaire », observe Jon.
Marten prend une pièce particulièrement petite à l’aide d’une pincette.
« Concernant les cartes de téléphone mobile, on a un peu avancé. Nous avons pu les retracer grâce à leurs numéros de série. Elles ont été achetées il y a cinq à six mois à Lynchburg et Richmond, en Virginie. Nous avons même pu identifier les magasins. Selon nos premières informations, il s’agirait de cartes prépayées, de celles que l’on peut acquérir anonymement. Les deux magasins sont équipés de caméras de vidéosurveillance, le personnel recherche les tickets de caisse. Deux de nos équipes ont été envoyées là-bas. »
Marten conduit Jon dans la pièce suivante où sont installés quatre hommes devant plusieurs ordinateurs chacun. Au cours de la nuit, sur ordre de Jon, on y a installé le PC des investigations pour traquer les organisateurs de l’attaque. Il leur a donné carte blanche. Pour Marten, il ne fait aucun doute que Jon bénéficie de protections en très haut lieu, probablement au-dessus de la direction du FBI. Il sait de quoi il parle et il doit être dans le vrai. Souvent, au cours de sa carrière de vingt-sept ans au sein du FBI, il a dû travailler avec des ressources insuffisantes.
« C’est ici qu’opèrent nos digital détectives. Ils sont épaulés par des collègues de la NSA. » Il continue en présentant l’un d’eux. « Luís, où en êtes-vous ?
— Sur trois axes », explique Luís en se grattant la barbe. « Premièrement, nous étudions le compte YouTube de Zero, ainsi que la page sur laquelle la vidéo a été postée hier. Le compte YouTube a été enregistré sous l’adresse zero@taddaree.com. Jetable et anonyme, ça va de soi. Nous essayons tout de même de la suivre. Il est cependant intéressant de noter que Zero utilise aussi ce nom pour l’adresse mail. Les gars de la NSA font tourner leurs logiciels pour savoir où et quand une telle adresse, ou son équivalent, est déjà apparue sur le Web. Ils font la même chose avec panopticon@fffffff.com, l’adresse, jetable également, qui a permis d’enregistrer le site.
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