Gaspard fit quelques pas sur les pavés irréguliers. Un peu en retrait, presque dissimulées par les arbustes, on devinait de petites maisons en pierre meulière et leurs murs crépis. Derrière des portails rouillés, leurs façades ocre étaient mangées par le lierre et la vigne vierge. Enfin, au bout de l’allée s’élevait une construction audacieuse aux formes géométriques. Un parallélépipède en béton armé ceint d’une large bande vitrée opalescente qui courait le long d’une façade en briques noires et rouges disposées en damier. Au-dessus de la porte, une inscription en fer forgé : « Cursum Perficio » , le nom de la dernière maison de Marilyn Monroe. Un digicode invitait à saisir de nouveaux chiffres. Gaspard suivit les instructions de Karen et la porte en acier se déverrouilla dans un léger clic.
Curieux de découvrir l’intérieur, Gaspard dépassa le hall d’entrée pour déboucher directement dans le salon. Ce n’était pas aussi bien que sur les photos. C’était mieux. La maison s’organisait de façon ingénieuse autour d’un patio rectangulaire agrémenté d’une terrasse en forme de L.
Merde alors… , souffla-t-il entre ses dents, bluffé par l’élégance du lieu. Toute la tension qu’il avait accumulée ces dernières heures se dissipa. On était ici dans une autre dimension, un espace à la fois familier et réconfortant. Fonctionnel, accueillant et épuré. Il essaya un moment d’analyser l’origine de ce sentiment, mais ni l’architecture ni l’harmonie des proportions n’étaient une grammaire dont il connaissait les règles.
D’ordinaire, il n’était pas sensible aux intérieurs. Il était sensible aux paysages : aux reflets des montagnes enneigées sur la surface des lacs, à la blancheur bleutée des glaciers, à l’immensité enivrante des forêts de sapins. Il ne croyait pas à ce baratin autour du feng shui et à l’influence de l’ameublement sur la circulation de l’énergie dans une pièce. Mais force était de constater qu’il ressentait ici sinon de « bonnes ondes », du moins la certitude qu’il y serait bien et qu’il allait y travailler avec plaisir.
Il ouvrit la baie vitrée, sortit sur la terrasse et s’appuya contre la balustrade, profitant pleinement du chant des oiseaux et de cette atmosphère champêtre qui le réjouissait. Le vent s’était levé, mais il faisait bon et le soleil éclaboussait son visage. Pour la première fois depuis longtemps, Gaspard sourit. Pour fêter son arrivée, il allait ouvrir une bouteille de gevrey-chambertin et se servir un verre qu’il dégusterait tranquillement en…
Un bruit le tira de sa béatitude. Il y avait quelqu’un dans la maison. Peut-être une femme de ménage ou un homme d’entretien. Il retourna à l’intérieur pour s’en assurer.
C’est là qu’il aperçut une femme qui lui faisait face. Entièrement nue à l’exception d’une serviette de bain qui entourait sa poitrine et descendait jusqu’à ses cuisses.
— Qui êtes-vous ? Et que faites-vous chez moi ? demanda-t-il.
Elle le regardait avec colère.
— C’est exactement la question que j’allais vous poser, répondit-elle.
2
La théorie des 21 grammes
Une partie de ce qui nous attire chez les artistes est leur altérité, leur refus du conformisme, leur majeur brandi au visage de la société.
Jesse KELLERMAN
[7] Jesse Kellerman, Les Visages, traduit par Julie Sibony, Sonatine, 2009.
1.
— Pour être honnête, je ne suis pas certain de bien comprendre ce que vous me reprochez, mademoiselle Greene.
Crinière argentée et buste bombé, Bernard Benedick donnait l’impression de monter la garde devant une grande toile monochrome exposée au fond de sa galerie de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Comme s’il avait perdu récemment du poids, il flottait dans sa chemise à col Mao et sa veste forestière vert absinthe. De grosses lunettes Le Corbusier lui mangeaient le haut du visage, mais faisaient ressortir ses yeux ronds, son regard vif et pétillant.
— L’annonce du site était mensongère, répéta Madeline en haussant le ton. Jamais il n’était mentionné qu’il s’agissait d’une colocation.
Le galeriste secoua la tête.
— La maison de Sean Lorenz n’est pas proposée en colocation, assura-t-il.
— Regardez par vous-même, s’exaspéra Madeline en lui tendant deux feuilles imprimées : son propre contrat de location ainsi que celui, identique, que lui avait montré ce Gaspard Coutances avec qui elle s’était retrouvée nez à nez en sortant de son bain une heure plus tôt.
Le galeriste prit les papiers et les parcourut avec l’air de ne rien y comprendre.
— En effet, il a l’air d’y avoir une erreur, finit-il par admettre en triturant ses lunettes. Il s’agit sûrement d’un bug informatique, mais, pour être franc, je ne connais pas grand-chose à tout cela. C’est Nadia, l’une de nos stagiaires, qui s’est occupée de faire passer l’annonce sur le site. Je pourrais essayer de la joindre, mais elle est partie ce matin même à Chicago pour les vacances et…
— J’ai déjà envoyé un mail sur l’interface du site et ça ne résoudra pas mon problème, l’interrompit Madeline. L’homme qui se trouve actuellement dans la maison vient des États-Unis et il n’a pas l’intention de repartir.
Le visage du galeriste s’assombrit.
— Je n’aurais jamais dû louer cette maison ! Même depuis sa tombe, Lorenz continue à me pourrir la vie ! maugréa-t-il, en colère contre lui-même.
Il soupira, agacé.
— Vous savez quoi ? trancha-t-il. Je vais vous rembourser.
— Je ne veux pas d’argent. Je veux ce qui était convenu : habiter dans la maison, toute seule .
Madeline appuya sur ces mots en sentant vibrer en elle cette conviction irrationnelle qu’elle devait habiter cet endroit.
— Dans ce cas, je vais rembourser ce M. Coutances. Vous voulez que je l’appelle ?
— Vous n’allez pas me croire, mais il n’a pas le téléphone.
— Eh bien, transmettez-lui ma proposition.
— Je ne l’ai croisé que cinq minutes. Il n’a pas l’air commode.
— Vous non plus, vous n’avez pas l’air commode, rétorqua Benedick en lui tendant une carte de visite. Appelez-moi quand vous lui aurez parlé. Et si vous voulez faire un tour dans la galerie, ça me laissera le temps de lui rédiger un petit mot pour m’excuser et lui proposer de le dédommager.
Madeline glissa le rectangle de carton dans la poche de son jean et tourna les talons sans remercier son interlocuteur, doutant de l’effet que ferait le mot du galeriste à ce Coutances, manifestement une sorte d’ours agressif et buté.
C’était l’heure du déjeuner. Comme il n’y avait pas foule, Madeline prit le temps de jeter un coup d’œil aux tableaux. La galerie était spécialisée dans l’art urbain et contemporain. Dans la première salle n’étaient exposées que des toiles de très grand format, toutes intitulées Sans titre . Des surfaces monochromes, des à-plats de couleurs tristes, lardés de coups de cutter et troués de clous rouillés. La deuxième pièce, par contraste, débordait de couleurs vives et d’énergie. Les œuvres exposées étaient à la frontière entre le graffiti et la calligraphie asiatique. Madeline les observa avec intérêt, mais sans affect.
Ce genre de tableaux la laissait souvent à distance. À dire vrai, elle n’avait jamais été sensible à l’art contemporain. Comme tout le monde, elle avait lu des articles et vu des reportages sur le succès d’artistes stars — le crâne en diamants de Damien Hirst et ses animaux figés dans le formol, les homards de Jeff Koons qui avaient créé la polémique au château de Versailles, les coups d’éclat provocateurs de Banksy, le sapin en forme de sex-toy de Paul McCarthy qui avait été vandalisé place Vendôme —, mais elle n’avait pas encore trouvé la clé qui lui permettrait d’accéder à cet univers. Dubitative, elle pénétra néanmoins dans la dernière salle où étaient présentées des œuvres hétéroclites. Ça, c’est du grand n’importe quoi, jugea-t-elle en s’attardant, un peu malgré elle, devant une série de sculptures gonflables aux couleurs acidulées et en forme de phallus, puis sur des personnages de manga version porno moulés dans de la résine rose. L’exposition se poursuivait avec deux grands squelettes figés dans une position extrême du Kamasutra, des sculptures monumentales en briques de Lego et une statue de chimère en marbre blanc dans laquelle la tête et le buste de Kate Moss étaient affublés d’un corps de lion. Plus loin, au fond de la pièce, on avait exposé une collection d’armes — fusils, tromblons, arquebuses — réalisées avec des matériaux de récupération : boîtes de sardines, ampoules usagées, ustensiles de cuisine en ferraille ou en bois assemblés à l’aide de fil de fer, de chatterton et de bouts de ficelle.
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