Guillaume Musso
La fille de Brooklyn
Antibes, mercredi 31 août 2016
À trois semaines de notre mariage, ce long week-end s’annonçait comme une parenthèse précieuse, un moment d’intimité retrouvée sous le soleil de fin d’été de la Côte d’Azur.
La soirée avait bien commencé : une balade sur les remparts de la vieille ville, un verre de merlot en terrasse et un plat de spaghettis aux palourdes dégusté sous les voûtes en pierre de taille de Michelangelo. Nous avions parlé un peu de ton métier, du mien, et de la cérémonie à venir, prévue dans la plus stricte intimité, deux amis pour témoins et mon fils Théo pour nous applaudir.
Sur la route de la corniche, au retour, je conduisais lentement notre cabriolet de location pour que tu profites de la vue sur la côte découpée du cap. Je me souviens parfaitement de ce moment : la clarté de ton regard d’émeraude, ton chignon bohème, ta jupe courte, ton blouson de cuir fin ouvert sur un tee-shirt jaune vif barré du slogan « Power to the people ». Dans les virages, en passant les vitesses, je regardais tes jambes dorées, nous échangions des sourires, tu fredonnais un vieux tube d’Aretha Franklin. Il faisait bon. L’air était tiède et réconfortant. Je me souviens parfaitement de ce moment : les paillettes dans tes yeux, ton visage radieux, tes mèches de cheveux qui volaient au vent, tes doigts fins qui battaient la mesure sur le tableau de bord.
La villa que nous avions louée se situait dans le Domaine des pêcheurs de perles, un élégant lotissement d’une dizaine de maisons qui surplombait la Méditerranée. Alors que nous remontions l’allée de gravier à travers la pinède embaumée, tu écarquillais les yeux en découvrant le panorama spectaculaire qui nous entourait.
Je me souviens parfaitement de ce moment : la dernière fois où nous avons été heureux.
*
Chant des cigales. Berceuse du ressac. Légère brise diluant la moiteur soyeuse de l’air.
Sur la terrasse qui s’avançait à flanc de rocher, tu avais allumé des bougies parfumées et des photophores censés éloigner les moustiques, j’avais mis un disque de Charlie Haden. Comme dans un roman de Fitzgerald, je m’étais installé derrière le comptoir du bar en plein air où je nous préparais un cocktail. Ton préféré : un Long Island Iced Tea avec beaucoup de glaçons et une rondelle de citron vert.
Je t’avais rarement vue aussi enjouée. On aurait pu passer une bonne soirée. On aurait dû passer une bonne soirée. Mais à la place, je me suis enfermé dans une pensée obsessionnelle, une vieille antienne qui me trottait depuis quelque temps dans la tête, mais que j’avais contrôlée jusqu’alors : « Tu sais, Anna, il ne faut pas qu’on ait de secrets l’un pour l’autre. »
Pourquoi la peur de ne pas te connaître vraiment rejaillissait-elle justement ce soir ? Était-ce la proximité de notre mariage ? la crainte de franchir le pas ? la vitesse à laquelle nous avions décidé de nous engager ? Sans doute un mélange de tout cela, auquel s’ajoutait ma propre histoire marquée par la trahison de gens que j’avais cru connaître.
Je t’ai tendu un verre et me suis assis en face de toi.
— Je suis sérieux, Anna : je ne veux pas vivre dans le mensonge.
– Ça tombe bien : moi non plus. Mais ne pas vivre dans le mensonge ne signifie pas n’avoir aucun secret.
— Donc tu l’admets : tu as des secrets !
— Mais tout le monde a des secrets, Raphaël ! Et c’est très bien comme ça. Nos secrets nous définissent. Ils déterminent une partie de notre identité, de notre histoire, de notre mystère.
— Moi, je n’ai pas de secrets pour toi.
— Eh bien, tu devrais !
Tu étais déçue et en colère. Et moi aussi. Toute la joie et toute la bonne humeur de ce début de soirée s’étaient évaporées.
La conversation aurait pu s’interrompre à cet instant, mais, malgré moi, je suis revenu à la charge, déployant tous les arguments pour arriver à la question qui me hantait :
— Pourquoi tu bottes en touche chaque fois que je t’interroge sur ton passé ?
— Parce que, par définition, le passé est passé. On ne peut plus le changer. Je me suis agacé :
— Le passé éclaire le présent, tu le sais très bien. Qu’est-ce que tu cherches à cacher, bon sang ?
— Je ne te cache rien qui puisse nous menacer. Fais-moi confiance ! Fais- nous confiance !
— Arrête avec tes formules toutes faites !
Je venais d’abattre mon poing sur la table, ce qui t’a fait sursauter. Ton beau visage s’est métamorphosé, dans un éventail de nuances allant de la détresse à la peur.
J’étais en colère parce que j’avais besoin d’être rassuré. Je ne te connaissais que depuis six mois et dès notre première rencontre j’avais tout aimé de toi. Mais une partie de ce qui m’avait séduit au début — ton mystère, ta réserve, ta discrétion, ton caractère solitaire — était devenue une source d’angoisse qui me revenait comme un boomerang.
— Pourquoi veux-tu absolument tout gâcher ? m’as-tu demandé avec une grande lassitude dans la voix.
— Tu connais ma vie. J’ai déjà fait des erreurs. Aujourd’hui, je ne peux plus me permettre de me tromper.
Je savais combien je te faisais mal, mais j’avais le sentiment d’être capable de tout entendre, de tout endurer par amour pour toi. Si tu avais quelque chose de douloureux à m’avouer, je voulais te soulager de cette douleur en partageant ton fardeau.
J’aurais dû battre en retraite et laisser tomber, mais la discussion a continué. Et je ne t’ai pas épargnée. Car j’ai bien senti que, cette fois, tu allais me livrer quelque chose. Alors, j’ai planté mes banderilles, méthodique-ment, jusqu’à ce que tu sois suffisamment épuisée pour ne plus te défendre.
— Je ne cherche que la vérité, Anna.
— La vérité ! La vérité ! Tu n’as que ce mot à la bouche, mais est-ce que tu t’es jamais demandé si tu serais capable de la supporter, la vérité ?
Cette passe d’armes instilla le doute dans mon esprit. Je ne te reconnaissais plus. Ton eye-liner avait coulé et une flamme que je n’avais jamais vue brillait dans tes yeux.
— Tu veux savoir si j’ai un secret, Raphaël ? La réponse est oui ! Tu veux savoir pourquoi je ne veux pas t’en parler : parce qu’une fois que tu le connaîtras, non seulement tu ne m’aimeras plus, mais encore tu me détesteras.
— Ce n’est pas vrai : je suis capable de tout entendre.
C’est du moins ce dont j’étais persuadé à ce moment-là. Que rien de ce que tu pourrais me révéler ne m’entamerait.
— Non, Raphaël, ça, ce sont des mots ! Des mots comme ceux que tu écris dans tes romans, mais la réalité est plus forte que les mots.
Quelque chose s’était inversé. Une digue avait cédé. À présent, je le voyais bien, toi aussi, tu te demandais ce que j’avais vraiment dans le ventre. Toi aussi, tu voulais savoir. Si tu m’aimais toujours. Si je t’aimais assez. Si la grenade que tu t’apprêtais à dégoupiller détruirait notre couple.
Alors, tu as fouillé dans ton sac pour en sortir ta tablette tactile. Tu as tapé un mot de passe et ouvert l’application de photos. Lentement, tu as fait défiler les clichés pour trouver celui que tu cherchais. Puis tu m’as regardé bien en face, tu as murmuré quelques mots et tu m’as tendu la tablette. Là, j’ai contemplé le secret que je venais de t’extorquer.
— C’est moi qui ai fait ça, as-tu répété.
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