Des choses effrayantes à entendre…
Gaspard se gratta la tête. Pourquoi Lorenz, grand amateur de jazz et de musique minimaliste, s’était-il passionné à la fin de sa vie pour deux symphonies monumentales ?
Il vida dans l’évier le reste de bouillon tiède et s’installa à la table du salon avec son cahier à spirale et son stylo pour réfléchir à l’écriture de sa pièce. Il eut du mal à se concentrer. Il avait passé une nuit étrange, presque planante, flottant dans ses songes au milieu des paysages psychédéliques tatoués sur le corps ligoté de la jolie voisine. Une vision pas violente, mais perturbante.
Pendant une vingtaine de minutes, il réussit à se faire croire qu’il allait travailler, mais l’illusion ne dura pas. Il avait toujours l’impression que le grand portrait de Lorenz le regardait, l’appelait, le jugeait.
Au bout d’un moment, n’y tenant plus, Gaspard se leva et se planta à nouveau devant le mur de photos. Il comprit alors que ce n’était pas le cliché du peintre qui le dérangeait. C’étaient les photos du gamin.
Le gamin mort… et pourtant si plein de joie et de vitalité sur les tirages argentiques.
Bordel ! C’était cette Madeline Greene qui, en lui faisant part de son malaise, l’avait contaminé !
Il se laissa tomber dans le canapé en soupirant. Dans la bouteille posée sur la table basse devant lui, le reflet ambré du whisky lui faisait déjà de l’œil, mais il résista à la tentation. Il fixa pendant plusieurs minutes un instantané sur lequel on voyait le petit Julian assis à califourchon, se tenant triomphalement à la barre d’un antique cheval de bois. Face au carrousel, on distinguait la silhouette bienveillante de Sean Lorenz, les yeux posés sur sa progéniture. Gaspard fouilla dans son jean pour en extraire son portefeuille. Dans la pochette d’un des rabats, il trouva une vieille photographie aux couleurs passées qu’il n’avait plus regardée depuis des années : lui à trois ans, avec son père, sur l’une des montures du manège Garnier au jardin du Luxembourg. La photo datait de 1977. Presque quarante années séparaient les deux clichés. Ce n’était pas la même époque, mais c’était le même manège, la même lumière qui brillait dans les yeux des gamins et la même fierté qui teintait le regard des pères.
2.
Madeline gara son scooter à l’angle du boulevard du Montparnasse et de la rue de Sèvres. Il n’était pas encore 9 heures et pourtant l’air était déjà saturé d’une sorte d’humidité poisseuse. En retirant ses gants et son écharpe, elle remarqua qu’elle transpirait.
Dire qu’on est censé être en hiver…
Mais ce matin quelque chose était encore plus préoccupant que le réchauffement climatique : le quartier était méconnaissable. La manifestation de la veille avait tout ravagé et dévasté, les Abribus, les vitrines des magasins, les panneaux de signalisation. Sur les trottoirs et la chaussée, d’innombrables éclats de verre, des pavés, des morceaux de bitume arraché. Un paysage de guerre, surréaliste, qu’elle n’aurait jamais pensé voir à Paris. Et, partout, des centaines de tags rageurs qui défiguraient tout : Tout le monde déteste la police / Je pense donc je casse / En cendre, tout devient possible / Crève le capital / Victoire par chaos / On chie sur vos lois.
L’attitude des passants la déconcerta. Certains, comme elle, étaient médusés, d’autres indifférents, d’autres encore, souriants et goguenards, s’arrêtaient pour prendre des selfies. Même le mur d’entrée de l’Institut national des jeunes aveugles était endommagé et salopé par les inscriptions haineuses. Cette vision de désolation lui donna envie de pleurer. Il se passait quelque chose dans ce pays qu’elle ne comprenait plus.
En arrivant devant le centre médical dans lequel elle avait rendez-vous, Madeline découvrit que ses vitres avaient elles aussi volé en éclats. Un ouvrier était en train de dégager une palette en bois qui avait servi de projectile pour saccager la devanture. Alors qu’elle hésitait à rebrousser chemin, l’homme comprit son trouble et lui désigna une pancarte de fortune qui précisait que l’établissement restait ouvert malgré les incidents.
Elle entra dans le hall et donna son nom à l’accueil. Comme elle était en avance pour sa prise de sang, elle évita même la salle d’attente et l’affaire fut pliée en trois minutes : l’aiguille, le tube à essai qui vire au rouge, un pansement au creux du bras. Puis on lui demanda de prendre l’ascenseur jusqu’au deuxième étage spécialisé dans la radiologie et dans l’imagerie.
Pendant qu’on lui faisait son échographie, elle repensa à la conversation animée qu’elle avait eue la veille au soir avec Coutances. Si le dramaturge avait raison sur le constat, il avait tort d’être résigné et nihiliste. Car il y aurait toujours des gens pour résister, pour se battre contre la violence sociale et pour ne pas se résoudre aux catastrophes annoncées. Et son enfant en ferait partie.
Enfin, c’était vite dit, car elle n’était pas encore enceinte.
Mais quatre mois plus tôt, alors qu’elle était en vacances en Espagne, elle avait franchi le pas et s’était rendue dans une clinique de fertilité à Madrid. Elle avait bientôt quarante ans et pas l’ombre d’une relation sérieuse à l’horizon. Même si les dégâts auraient pu être pires, il était indéniable que son corps vieillissait. Et surtout, son cœur n’avait plus la force d’aimer.
Si elle voulait un jour un enfant, elle n’avait plus qu’une seule carte à jouer. Elle avait donc rempli un dossier, rencontré un médecin, pratiqué des analyses pour se lancer dans une fécondation in vitro . Concrètement, ça signifiait qu’on allait extraire ses ovules et les féconder avec le sperme d’un donneur anonyme. Ce n’était pas forcément ce dont elle avait rêvé, mais elle s’était accrochée à ce projet avec toute la force et tout l’enthousiasme dont elle était capable. Pour avoir un enfant, elle endurait un calvaire quotidien. D’abord, un traitement hormonal contraignant : tous les soirs, elle s’injectait dans l’abdomen une dose d’hormones folliculo-stimulantes. Puis tous les deux jours, elle se soumettait à une prise de sang suivie d’une échographie pour vérifier l’évolution du nombre et la taille de ses follicules. Des résultats qu’elle devait communiquer elle-même par téléphone au personnel de la clinique espagnole.
Ce traitement l’épuisait. Son ventre gonflait, sa poitrine se tendait, ses jambes pesaient une tonne et la migraine et l’irritabilité ne lui laissaient pas souvent de répit.
La pièce était sombre. Alors que le médecin déplaçait la sonde d’échographie sur son bas-ventre, Madeline ferma les yeux. Elle se persuada qu’elle avait pris la bonne décision. Elle allait avoir un enfant pour s’ancrer à la vie. Pendant trop longtemps, dans son métier, elle avait enquêté sur des morts, mais les morts vous entraînent dans leurs ténèbres. Puis elle avait tout donné pour l’amour d’un homme. Mais l’amour des hommes est fluctuant, fragile et capricieux. Pour se donner du courage, elle se remémora les mots d’adieu de quelqu’un qui avait compté pour elle : Danny Doyle, son premier amour de lycée qui, en devenant l’un des parrains de la pègre de Manchester, avait suivi une trajectoire opposée à la sienne. Danny Doyle à qui elle s’était confrontée, une fois devenue flic, mais qui n’avait jamais cessé, de loin, de veiller sur elle.
Je sais que tu es habitée par la peur. Je sais que tes nuits sont agitées, peuplées de fantômes, de cadavres et de démons. Je connais ta détermination, mais aussi cette part de noirceur et d’autodestruction que tu portes en toi. Tu l’avais déjà lorsqu’on s’est rencontrés au lycée et le cours des choses n’a fait que l’amplifier. Tu passes à côté de ta vie, Maddie. Il faut que tu sortes de cette spirale avant de basculer dans un précipice d’où tu ne reviendras pas. Je ne veux pas que tu aies cette existence. Je ne veux pas que tu prennes le chemin où je me suis perdu : celui qui s’enfonce dans les ténèbres, la violence, la souffrance et la mort…
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