Ne les quittant plus du regard, Pauline essayait de résister à la tentation de ronger ses ongles peinturlurés de vernis grenat.
— C’est une sale histoire. Julian a été enlevé à New York et poignardé sous les yeux de sa mère.
— Mais… par qui ?
Pauline soupira.
— Une ancienne amie de Sean qui avait fait de la prison. Une peintre d’origine chilienne connue sous le nom de LadyBird . Elle voulait se venger.
— Se venger de quoi ?
— Honnêtement, je n’en sais trop rien, dit-elle en se levant. Ses motivations ont toujours été très floues.
Pauline revint dans la cuisine avec Gaspard dans son sillage.
— C’est un euphémisme de dire que Sean n’a plus jamais été le même homme après la mort de son fils, confia-t-elle. Non seulement il ne peignait plus, mais il s’est littéralement laissé mourir de chagrin. Je l’aidais comme je pouvais : j’allais lui faire des courses, je lui commandais à manger, j’appelais Diane Raphaël lorsqu’il lui fallait des médicaments.
— Qui est-ce ? Un médecin ?
Elle approuva de la tête.
— Une psychiatre qui le suivait depuis longtemps.
— Et sa femme ?
Pauline soupira de nouveau.
— Pénélope a quitté le navire dès qu’elle a pu, mais cela est encore une autre histoire.
Pour ne pas paraître trop intrusif, Gaspard se mordit la langue. Il devinait que le récit de Pauline était peuplé de zones d’ombre, mais il détestait trop les curieux pour rejoindre leurs rangs. Il s’autorisa néanmoins une question moins personnelle :
— Donc Lorenz n’a plus peint une seule toile jusqu’à sa mort ?
— Pas que je sache. D’abord parce qu’il a eu de gros problèmes de santé. Puis parce qu’il donnait l’impression de ne plus se sentir concerné par la peinture. Plus concerné par rien, en fait. Même pendant l’atelier d’art qu’il a continué à animer une fois ou deux à l’école de Julian, il ne touchait plus un pinceau.
Elle laissa passer quelques secondes puis ajouta, comme si un souvenir lui revenait en mémoire :
— Toutefois, dans les jours qui ont précédé sa mort, il s’est passé quelque chose d’étrange.
D’un geste du menton, elle désigna la maison du peintre à travers la fenêtre.
— Plusieurs nuits d’affilée, Sean a laissé la musique allumée chez lui jusqu’au petit matin.
— En quoi était-ce étrange ?
— Justement parce que Sean n’écoutait de la musique que lorsqu’il peignait. Et ce qui m’a surprise, ce n’est pas tant qu’il ait repris les pinceaux, mais plutôt qu’il le fasse la nuit. Sean était un fou de lumière. Je ne l’ai jamais vu peindre qu’en plein jour.
— Qu’est-ce qu’il écoutait comme musique ?
Pauline eut un sourire.
— Des trucs qui vous plairaient, je crois. En tout cas, pas du black metal : la Cinquième de Beethoven puis d’autres trucs que je ne connaissais pas et qu’il passait en boucle.
Elle sortit son téléphone de sa poche et agita l’appareil sous les yeux de Gaspard.
— Comme je suis curieuse, je les ai shazamés.
Il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait ce verbe, mais il n’en laissa rien paraître.
Pauline retrouva les références qu’elle cherchait.
— Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen et la Symphonie n o 2 de Gustav Mahler.
— Qu’est-ce qui vous dit qu’il peignait vraiment ? Peut-être qu’il écoutait seulement de la musique.
— C’est ce que j’ai voulu savoir, justement. Je suis sortie au milieu de la nuit, j’ai remonté l’allée, j’ai contourné la maison et j’ai escaladé l’échelle de secours jusqu’à la vitre de l’atelier. Je sais, ça fait un peu stalker , mais j’assume ma curiosité : si Sean avait peint un nouveau tableau, je voulais être la première à le voir.
Un sourire imperceptible éclaira le visage de Gaspard tandis qu’il s’imaginait Pauline dans ses activités d’acrobate. La peinture de Lorenz était vraiment douée d’un pouvoir d’envoûtement hors normes.
— Arrivée en haut de l’échelle, j’ai collé mon nez à la vitre. Bien que toutes les lumières de l’atelier fussent éteintes, Sean était face à une toile.
— Il peignait dans le noir ?
— Je sais que ça n’a pas de sens, mais j’ai eu l’impression que la toile émettait sa propre lumière. Une lueur vive, pénétrante, qui éclairait son visage.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Je n’en ai eu qu’une vision fugace. L’échelle a grincé, Sean s’est retourné. J’ai pris peur et j’ai dégringolé. Je suis rentrée chez moi en me sentant un peu péteuse.
Gaspard regarda cette drôle de fille, tout à la fois provocatrice, intellectuelle, sagace et underground . Une fille qui devait plaire à la plupart des hommes. Comme elle avait dû plaire à Lorenz. Tout à coup, une interrogation traversa son esprit, comme une évidence :
— Sean Lorenz ne vous a jamais employée comme modèle ?
Les yeux de Pauline se mirent à briller lorsqu’elle répondit :
— Il a fait mieux que ça.
Alors, elle déboutonna son chemisier et son tatouage apparut non pas dans sa totalité, mais dans toute sa splendeur. La peau de la jeune femme s’était transformée en toile humaine aux couleurs éclatantes : un chapelet d’arabesques florales et multicolores qui couraient depuis le haut de son cou jusqu’à la naissance de sa cuisse.
— On dit souvent que les toiles de Lorenz sont vivantes, mais c’est un abus de langage. La seule œuvre d’art vivante de Sean Lorenz, c’est moi.
4
Deux inconnus dans la maison
Je suis profondément optimiste sur rien du tout.
Francis BACON
1.
La nuit était tombée lorsque Madeline poussa la porte de la maison. Elle avait évité le plus possible la confrontation avec Gaspard Coutances, pourtant inéluctable. Elle avait même espéré secrètement que le dramaturge aurait finalement renoncé à ses droits sur l’atelier, mais, tandis qu’elle accrochait son blouson de cuir au portemanteau, elle aperçut la silhouette du grand escogriffe qui s’affairait dans la cuisine.
Alors qu’elle traversait le salon pour le rejoindre, elle s’attarda sur la dizaine de clichés affichés sur les murs dans des caisses américaines en bois clair. À présent qu’elle savait que le petit Julian était mort, les photographies qui l’avaient attendrie à son arrivée lui apparurent lugubres et sépulcrales. Par effet de contamination, la maison se révélait ce soir plus froide, oppressante, nimbée d’un voile de tristesse. Constatant que le charme s’était rompu, Madeline prit une décision radicale.
Lorsqu’elle débarqua dans la cuisine, Coutances la salua d’un grognement. Avec son jean usé, sa chemise de bûcheron, sa barbe de douze jours et ses Timberland fatiguées, elle lui trouva un côté « homme des bois » qui ne cadrait pas avec son statut d’auteur de théâtre intello. Debout derrière le comptoir, concentré sur sa tâche, il était en train d’émincer un oignon d’un geste assuré en écoutant de la musique de chambre sur un vieux poste de radio portatif. Posés devant lui, à côté d’un grand sac en papier kraft, plusieurs produits et ingrédients qu’il avait visiblement achetés dans l’après-midi : de l’huile d’olive, des coquilles Saint-Jacques, des cubes de bouillon de volaille, une petite truffe…
— Qu’est-ce que vous préparez ?
— Des kritharáki à la truffe. Ce sont de petites pâtes grecques que l’on cuisine comme un risotto. Vous dînez avec moi ?
— Non merci.
— Vous êtes végétalienne, je parie. Votre truc c’est le quinoa, les algues, les graines germées et tout le…
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