Madeline écrasa sa cigarette dans une coupelle qui faisait office de cendrier.
— Vous devez être très malheureux pour penser ça.
Il chassa l’idée d’un revers de main tandis qu’elle allait chercher de l’eau dans le frigo.
— Je suis seulement lucide. Et les batteries d’études scientifiques sont encore plus pessimistes que moi. Les écosystèmes terrestres disparaissent inéluctablement. Nous avons déjà franchi le point de non-retour, nous…
Elle le provoqua :
— Mais pourquoi vous ne vous mettez pas une balle dans la tête, là, tout de suite ?
— Ce n’est pas la question, se défendit-il. Vous me demandiez pourquoi je ne voulais pas avoir d’enfants. Je vous ai répondu : parce que je ne veux pas les voir grandir dans le chaos et la fureur.
Il pointa sur elle un doigt accusateur, qui tremblait autant à cause de l’alcool que de la colère.
— Je n’imposerai jamais ce monde cruel à un enfant. Si vous avez l’intention de faire un autre choix, c’est votre problème, mais ne me demandez pas de le cautionner.
— Je me fous pas mal de votre caution, dit-elle en se rasseyant, mais je m’interroge quand même : pourquoi ne vous battez-vous pas pour changer tout ça ? Défendez les causes qui vous tiennent à cœur. Engagez-vous dans une association, militez dans un…
Il eut une moue de dégoût.
— La lutte collective ? Très peu pour moi. Je méprise les partis politiques, les syndicats, les groupes de pression. Je pense comme Brassens que « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons » [10] auteur/compositeur Georges Brassens, Le Pluriel, 57 SARL, 1966.
. Et puis, la bataille est déjà perdue, même si les gens sont trop lâches pour le reconnaître.
— Vous savez ce qui vous manque ? C’est d’avoir à mener un vrai combat . Et avoir un enfant, c’est être obligé de mener le combat. Le combat pour l’avenir. Celui qui a toujours existé et qui existera toujours.
Il la regarda étrangement.
— Mais vous, Madeline, vous n’avez pas d’enfants ?
— J’en aurai peut-être un jour.
— Juste pour votre petit plaisir personnel, c’est ça ? ricana-t-il. Pour vous sentir « entière », « finie », « comblée » ? Pour faire comme vos copines ? Pour échapper aux questions culpabilisantes de papa et maman ?
Prise d’un coup de sang, Madeline se leva et lui balança une giclée d’eau glacée au visage pour le faire taire. Puis elle hésita un instant et finalement c’est la bouteille en plastique elle-même qu’elle lui jeta à la figure.
— Vous êtes vraiment trop con ! cria-t-elle en rejoignant l’escalier.
Elle monta les marches deux par deux et claqua la porte de sa chambre.
Resté seul, Gaspard poussa un profond soupir. Ce n’était certes pas la première fois que l’alcool lui faisait dire des énormités, mais c’était la première fois qu’il le regrettait si rapidement.
Vexé comme un enfant, il se resservit un verre de whisky et éteignit les lumières avant de s’allonger sur la lounge chair avec un grognement accablé.
Dans son esprit embrumé par l’alcool, il se repassa le film de la dispute. Ses arguments, ceux de Madeline. Il avait peut-être été maladroit sur la fin, mais il avait été sincère. Tout au plus regrettait-il la brutalité de ses propos, mais pas leur fond. À présent qu’il y repensait, il se rendit compte qu’il y avait pourtant une évidence qu’il n’avait pas mentionnée : les gens qui veulent des enfants se sentent forcément de taille à les protéger.
Or Gaspard, lui, ne le serait jamais.
Et cela le terrifiait.
LE PEINTRE FOU
Mercredi 21 décembre
La vie ne fait pas de cadeau.
Jacques BREL
[11] auteur/ compositeur Jacques Brel, Orly, 1977.
1.
La tête qui bourdonne. Le cœur qui palpite et se contracte. Le sommeil inquiet qui d’un coup se déchire.
Le claquement de la porte d’entrée fit tressaillir Gaspard et l’arracha à sa somnolence. Il lui fallut plusieurs secondes pour émerger. D’abord, il ne sut pas où il était, puis il se rendit à la triste réalité : il s’était endormi en chien de fusil dans le vieux fauteuil Eames de Sean Lorenz. Trempé de sueur, son tee-shirt était collé au cuir du siège et son visage écrasé contre l’accoudoir. Il se mit debout péniblement, se frottant les paupières, se frictionnant la nuque et les côtes. La gueule de bois dans toute son atrocité : mal de tête, goût de ciment dans la bouche, nausée, articulations rouillées. Scène rituelle après laquelle il se jurait chaque fois qu’il ne toucherait plus une goutte d’alcool. Mais il savait que cette résolution était fragile et que dès midi il aurait envie d’un verre.
Coup d’œil à sa montre : 8 heures du matin ; coup d’œil à travers la baie vitrée : ciel pâle, mais pas de pluie. Il devina que Madeline venait de partir et fut un peu honteux qu’elle l’ait vu dans cet état. Il se traîna jusqu’à la salle de bains, resta un quart d’heure sous la douche, buvant l’équivalent d’un demi-litre d’eau tiédasse directement au pommeau. Il attrapa une serviette qu’il enroula autour de sa taille et sortit de la cabine en se massant les tempes.
Sa migraine empirait, lui éraillant le crâne avec obstination. Il lui fallait d’urgence deux comprimés d’ibuprofène. Il fouilla dans son sac de voyage, mais ne trouva rien qui, de près ou de loin, ressemblât à un médicament. Après une brève hésitation, il monta à l’étage qu’avait investi Madeline, repéra sa trousse de toilette et mit la main sur ce qu’il cherchait. Heureusement que certains étaient organisés pour les autres.
Deux Advil plus tard, il était dans sa chambre, où il enfila ses vêtements de la veille avant de rejoindre la cuisine en quête d’un café noir. S’il y avait bien une cafetière, il n’y avait rien pour l’alimenter. Il eut beau ouvrir tous les placards, pas un paquet de café ne l’attendait, et il finit par se préparer, résigné, un bol de bouillon de poulet qu’il dégusta sur la terrasse. L’air frais lui fit d’abord du bien avant de le pousser à battre en retraite dans la chaleur du salon. Là, il explora la discothèque pour retrouver les disques dont lui avait parlé Pauline la veille. Ceux qu’écoutait en boucle Sean Lorenz dans les jours qui avaient précédé sa mort.
Le premier vinyle était un must-have de toute discothèque classique : la Cinquième Symphonie de Beethoven dirigée par Carlos Kleiber. Au revers de la pochette, un musicologue rappelait la volonté qui avait animé le compositeur toute sa vie de « saisir le destin à la gorge ». De fait, la Cinquième était tout entière tournée vers la confrontation de l’homme et de sa destinée. « Ainsi le destin frappe à la porte », disait Beethoven pour symboliser l’effet des quatre notes qui ouvraient sa symphonie.
Le deuxième enregistrement sentait bon les années 1980 : un coffret de deux vinyles Deutsch Grammophon de la Symphonie n o 2 de Gustav Mahler dirigée par Leonard Bernstein. Avec en guest stars Barbara Hendricks et Christa Ludwig. Dite « Résurrection », la deuxième symphonie du compositeur autrichien n’était pas familière à Gaspard. La lecture du livret lui apprit qu’il s’agissait d’une œuvre religieuse, Mahler s’étant récemment converti au christianisme. Elle exaltait les thèmes de la vie éternelle et de la résurrection des corps. Les notes du livret s’achevaient par les paroles de Leonard Bernstein : « La musique de Mahler évoque trop sincèrement nos incertitudes touchant la vie et la mort. Cette musique est trop vraie, elle dit des choses effrayantes à entendre. »
Читать дальше