— Honnêtement, je ne sais pas trop. Sean était un génie, donc par définition un emmerdeur, un mec compliqué à vivre, mais en aucun cas un sale type. Il était impulsif, colérique, monomaniaque, mais je ne l’ai jamais vu méprisant envers les plus faibles. Je pense que, pendant des années, pour ne pas lui faire de peine, Sean n’a pas rejeté Beatriz.
— Mais Pénélope a tout bouleversé.
— C’est certain. Muñoz devait être désespérée lorsqu’elle a appris son projet de partir en France, mais elle l’a tout de même aidé à trouver de l’argent en braquant des épiceries.
Le flic en Madeline reprit le dessus.
— C’est ce que vous appelez des « petits larcins » ? Pour moi ce sont des vols à main armée.
— Arrêtez ! Leurs seules armes, c’étaient des pistolets à eau et des masques en caoutchouc de Mario et Luigi !
Madeline n’en démordit pas :
— Armes factices ou pas, un braquage reste un braquage et, d’expérience, je sais que ça se termine rarement bien.
— Dire que ça ne s’est pas très bien terminé est un euphémisme, admit Benedick. Un soir, à Chinatown, un épicier n’a pas voulu se laisser dépouiller. Il a sorti un flingue de derrière son comptoir et a ouvert le feu. Alors que Sean parvenait à s’enfuir avec l’argent, Beatriz s’est pris une balle dans le dos et s’est écroulée dans le magasin.
Madeline se rencogna dans le fond de sa chaise. Benedick continua d’une voix résignée :
— Lorsque les flics ont arrêté la Chilienne, ils avaient un dossier épais comme mon bras à son encontre.
— Les vidéos de surveillance des braquages précédents, devina l’ancienne enquêtrice.
— Oui. C’était le quatrième magasin qu’ils dévalisaient dans le mois. Leurs masques de plombiers moustachus étaient reconnaissables sur toutes les bandes. C’est ce qui les a trahis au lieu de protéger leur identité. Malheureusement pour elle, Beatriz Muñoz s’était déjà fait arrêter plusieurs fois à cause de ses tags. Elle avait un casier judiciaire fourni. Pour les flics et le procureur, c’était le jackpot, et ils s’en sont donné à cœur joie. C’est le système judiciaire américain : fort avec les faibles, faible avec les forts.
— Elle n’a pas balancé Sean pendant les interrogatoires ?
— Jamais. La malheureuse a écopé de huit ans de prison et elle en a purgé quatre supplémentaires pour tentative d’évasion et violences répétées envers ses codétenues.
— Sean ne s’est jamais dénoncé ?
Benedick eut un rire nerveux.
— Le lendemain de l’arrestation de Beatriz, il était dans un avion pour rejoindre Pénélope à Paris. Le point de vue de Sean était simple : il ne se sentait pas redevable envers Beatriz, car il ne lui avait jamais rien demandé. Elle l’avait couvert, mais c’est un choix qu’elle avait fait elle-même.
— Donc, il a coupé tous les ponts avec ses amis d’enfance ?
— Complètement.
— Et vous pensez que c’est pour cette raison qu’il n’a jamais voulu revenir à New York ?
— Ça paraît évident, non ? Il sentait confusément que cette ville représentait un danger. Et il avait raison. Lorsqu’elle est sortie de taule en 2004, Beatriz Muñoz était un être brisé. Physiquement et psychiquement. Elle a enchaîné les petits jobs à droite à gauche et a essayé de recommencer à peindre, mais elle n’avait pas de réseau, pas de galeriste, pas de cote. Pour tout vous dire, sans en parler à Sean, j’ai acheté certaines de ses toiles par l’intermédiaire d’un centre social de Harlem. Si vous voulez, je vous montrerai ses tableaux. Sa peinture post-incarcération était zombiesque, dévitalisée, effrayante.
— Elle savait ce qu’était devenu Sean ?
Benedick haussa les épaules.
— Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Aujourd’hui, il suffit de taper un nom dans un moteur de recherche pour découvrir une bonne partie de sa vie. Beatriz connaissait la version « papier glacé » de Lorenz : le peintre à succès millionnaire, marié à une mannequin et père d’un adorable petit garçon. Et cette image l’a rendue folle.
— Que s’est-il passé exactement ?
— En 2013, le MoMA a pris contact avec Sean. Ils voulaient organiser l’année suivante la première grande rétrospective américaine de sa carrière. Sean avait beau ne pas avoir envie de retourner à New York, le MoMA, ça ne se refuse pas. En décembre 2014, il s’est donc envolé vers New York avec sa femme et son fils pour inaugurer son exposition et donner quelques interviews. Il avait prévu de n’y rester qu’une semaine, mais c’est là que le drame s’est produit.
5.
Pauline Delatour était un spectacle à elle toute seule tant elle s’évertuait à mettre de la sensualité dans chacun de ses gestes : une mèche de cheveux replacée derrière son oreille, un croisement de jambes, un bref mouvement de langue pour lécher une goutte de café à la commissure de ses lèvres. Mais rien en elle n’était franchement provocant ou aguicheur. Garde-frontière du bon goût, elle avait une façon joyeuse d’éveiller le désir qui tenait d’une sorte de célébration de la vie et de sa jeunesse triomphante. Gaspard n’avait pas eu à se forcer pour répondre à son badinage, mais, après deux tasses de café, il avait réorienté la conversation sur la seule chose qui l’intéressait vraiment : Sean Lorenz. Et il avait d’autant plus de mal à refréner sa curiosité que Pauline venait de lui avouer qu’elle avait joué les baby-sitters pour le compte des Lorenz lors de leur séjour à New York pendant l’hiver 2014.
— J’ai vécu le drame de l’intérieur et deux ans après, j’en fais encore des cauchemars, déclara-t-elle. À l’époque, je m’occupais de Julian presque toute la journée. Sean était pris du matin au soir par sa rétrospective au MoMA. Pénélope, elle, se la coulait douce : shopping, manucure, sauna…
— Où étaient-ils descendus ?
— Dans une suite du Bridge Club, un hôtel chicos de TriBeCa.
Pauline ouvrit la fenêtre de la cuisine et s’assit sur le rebord avant d’allumer une cigarette.
— Le jour où tout ça est arrivé, Pénélope avait prévu d’aller faire des courses chez Dean et Deluca puis de déjeuner à l’ABC Kitchen, un restaurant près d’Union Square. Elle devait emmener son fils pour lui acheter des habits, mais, au dernier moment, elle m’a demandé si je pouvais garder Julian.
Pauline tira une bouffée sur sa cigarette. En quelques secondes, sa joie de vivre avait laissé place à une nervosité qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.
— C’était ma journée de repos. Comme j’avais déjà des projets, j’ai décliné sa proposition. Elle m’a répondu que ce n’était pas grave et qu’elle sortirait avec Julian. Mais la vérité, c’est qu’elle n’est jamais allée à Greenwich Village ni à Union Square. Elle est allée rejoindre son amant à l’autre bout de la ville, au nord de l’Upper West Side, dans un hôtel d’Amsterdam Avenue.
— Cet amant, c’était qui ?
— Philippe Careya, un promoteur niçois qui faisait des affaires entre la Côte d’Azur et Miami. Un type un peu bourrin qui avait été le premier mec de Pénélope au lycée.
— Qu’est-ce qu’il foutait à New York ?
— Pénélope l’avait convaincu de la suivre. À cette époque, elle se sentait délaissée par Sean.
— Lorenz savait que sa femme le trompait ?
Pauline soupira.
— Honnêtement, je n’en ai aucune idée. Leur couple, c’était un peu La Chanson des vieux amants , vous voyez. Le genre de relation qui a besoin du conflit et de la brûlure pour s’épanouir. Je n’ai jamais vraiment compris la nature du lien qui les unissait. Qui portait la culotte, qui dominait qui, qui était prisonnier de qui…
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