Weiss ne put retenir le sourire qui lui venait aux lèvres. « Vous n’avez jamais pensé que le tableau de chasse de Skorzeny pendant la guerre était peut-être un peu trop beau pour être vrai ?
— Vous savez quelque chose, dit Ryan. Quoi ?
— J’ai un contact, un ancien membre de l’état-major de Himmler. Il nous a fourni de bons renseignements, c’est pourquoi nous le laissons en vie. Bref, il a assisté à la fabrication du film qui reconstitue le raid du Gran Sasso, où l’on voit Skorzeny et son équipe atterrir avec leurs planeurs et enlever Mussolini. En fait, notre hardi colonel n’était là qu’en observateur.
— C’est lui qui a organisé l’opération, dit Ryan. Je me suis documenté. Il y a des livres écrits sur…
— Ce sont des ouvrages de propagande, dit Weiss. Il n’a fait que de la reconnaissance. D’ailleurs, il s’en est très mal tiré. Le Reich battait de l’aile en 43 et les SS avaient besoin d’un héros. Skorzeny a été catapulté au dernier moment pour tenir le rôle. Son planeur devait atterrir après les autres, mais le plan a foiré et il s’est posé le premier, juste devant la porte de l’hôtel où Mussolini était retenu prisonnier. Les carabinieri ont eu une frousse bleue et ont lâché leurs armes.
« D’après mon ami allemand, Skorzeny n’a croisé personne devant la porte barricadée. Quand il a fait le tour de l’hôtel pour chercher une autre entrée, il n’a déclenché que les aboiements des chiens tenus en laisse et s’est montré incapable de sauter par-dessus le mur. Finalement, il a réussi à s’introduire à l’intérieur et a couru dans les couloirs jusqu’à ce qu’il trouve Mussolini. Et il a veillé à ce qu’on lui en attribue tout le mérite. Les Italiens n’ont pas opposé de résistance, aucun coup de feu n’a été tiré. Les seules blessures sont dues à l’atterrissage manqué de deux planeurs. Rien à voir avec l’exploit audacieux que la propagande SS a forgé. Tout ce qu’on lit dans ces livres, c’est de la fiction. Skorzeny n’est pas Superman. C’est un imposteur vieillissant qui vit sur une réputation injustifiée.
— Il est quand même dangereux, objecta Ryan.
— Oui, il est dangereux. Très dangereux. Mais il n’est pas invincible. Ne l’oubliez pas. Nous pouvons le battre. »
Ryan prit une inspiration. « Il veut que ce soit moi qui apporte l’or.
— Ça ne me pose aucun problème. Allez, Albert, détendez-vous. Dans quelques jours, vous serez un des hommes les plus riches de ce pays misérable. Tout ce que vous avez à faire, c’est garder votre sang-froid. »
Weiss se leva, prit son verre et avala le reste de l’eau.
« J’ai besoin d’un vrai remontant. » Il tapota Ryan sur l’épaule. « On y est presque, Albert. Reparlons-nous demain. »
Weiss laissa Ryan assis dans le salon et partit avec une chaleur au fond de la poitrine, malgré l’absence de whisky et la mine lugubre de l’Irlandais.
Weiss s’engagea dans l’allée envahie par la végétation. Il s’arrêta à quelques mètres de la maison en voyant Carter assis sur le pas de la porte, la tête dans ses mains.
Il descendit de voiture, ferma la portière.
Carter leva les yeux et sursauta, comme s’il n’avait pas entendu le bruit du moteur approcher.
Une sourde inquiétude contracta l’estomac de Weiss. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Carter secoua la tête, le regard tourné vers les arbres. Son pistolet Browning était posé à côté de lui sur la vieille pierre du seuil.
« Eh bien, Carter. Qu’y a-t-il ? »
D’un geste du pouce, l’Anglais désigna l’ouverture derrière lui. « Là-bas. »
Weiss s’avança vers la maison. Carter s’écarta pour le laisser passer.
D’abord, l’odeur. Métallique. Puis, une fois ses yeux accoutumés à la faible lumière, il vit la table retournée, les assiettes et les gobelets en étain éparpillés, les chaises renversées.
Et il vit les corps.
« Nom de Dieu, dit Weiss. Nom de Dieu. »
Wallace était assis par terre contre le mur du fond, une partie du visage et du crâne arraché, la poitrine perforée en deux endroits. De l’œil qui lui restait, terne comme un nuage de pluie, il contemplait vaguement son collègue.
Gracey était étendu face contre terre, un trou net entre les omoplates, un autre à l’arrière de la tête. Il tenait encore un fusil automatique dans une main.
« Nom de Dieu », répéta Weiss.
Il ressortit et s’assit sur la marche du seuil à côté de Carter.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? »
Carter se frotta le visage, essuya sa bouche et ses yeux.
« C’est Gracey. Quel connard, celui-là ! Il ne parlait pas beaucoup depuis qu’on avait relâché Ryan. Mais il a toujours été taiseux, même du temps où on était en Afrique du Nord ensemble, alors je ne m’inquiétais pas trop. On venait de manger. Wallace avait préparé un petit repas et on avait parlé de l’argent, de la somme qu’on toucherait, de ce qu’on ferait avec.
« Puis Wallace a fait une blague stupide, comme quoi Skorzeny avait offert un tiers du prix, et que c’était plus que la part de chacun si on divisait par cinq. Je lui ai dit ferme-la, c’est pas drôle, mais il a continué. Gracey ne disait rien. Il triturait ce qu’il y avait dans son assiette avec sa fourchette et mangeait à peine.
« D’un coup, il a attrapé son fusil et il a balancé la purée sur Wallace. Heureusement que j’avais sorti mon Browning pour le nettoyer, sinon j’y passais aussi. Quel connard, celui-là !
— Oui, dit Weiss. Quel connard. Skorzeny est d’accord pour payer. »
Carter se tourna vers lui, les yeux écarquillés.
« Ryan vient de me prévenir. Il y aura une annonce dans le journal demain. Dites donc, cette bouteille de vodka… Il en reste ? »
Carter se mit debout et rentra dans la maison. Il revint un instant plus tard avec deux bouteilles, l’une presque vide, l’autre presque pleine. Il tendit la première à Weiss.
Ils restèrent assis un moment en silence. Weiss buvait à petites gorgées, Carter descendait de grosses lampées.
« Avant, j’étais soldat », dit Carter.
Weiss haussa les épaules. « Moi aussi.
— Ça voulait dire quelque chose, alors. Pour le roi, pour le pays… On donnait sa vie. Et puis un jour, la guerre est finie. On reste là à tourner en rond, sans servir à rien ni à personne. »
Weiss sentait la vodka lui réchauffer la poitrine et la langue. « Ma guerre ne finit jamais. Je me bats pour un minuscule territoire entouré d’une douzaine de pays qui veulent le mettre à feu et à sang jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune trace de nous sur cette terre. S’ils ne se haïssaient pas entre eux autant qu’ils nous haïssent, ils nous auraient poussés dans la mer il y a dix ans. Soyez reconnaissant pour la paix que vous avez trouvée, mon ami. Il n’est pas donné à tout le monde de rentrer chez soi vivant. »
Il choqua sa bouteille contre celle de Carter.
« Et si jamais votre guerre finissait ? demanda Carter. Ou si vous devenez trop vieux pour vous battre ? Que ferez-vous du reste de votre vie ? »
Weiss réfléchit. Il s’était posé la question bien des fois, mais jamais durant le jour, seulement quand il traquait le sommeil au plus noir de la nuit. Il revint à la seule réponse qu’il ait pu formuler.
« Je ne sais pas », dit-il, en espérant que la terreur ne transparaisse pas dans sa voix.
Un exemplaire de l’ Irish Times était posé devant la porte de sa chambre quand Ryan s’éveilla. Il le prit et parcourut les pages des petites annonces. Là, glissée entre les propositions de messieurs esseulés habitant la campagne et cherchant une compagne au caractère agréable, il lut :
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