Stuart Neville - Ratlines

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Dublin, 1963. Au moment où le président Kennedy prépare son voyage officiel en Irlande, des meurtres de ressortissants étrangers viennent perturber le sommeil du ministre de la Justice.
On a découvert le cadavre d’un Allemand accompagné d’une note destinée au colonel Otto Skorzeny, le chef de commando préféré d’Hitler, qui vit paisiblement sur le sol irlandais et a mis au point des filières d’exfiltration d’anciens nazis, les « ratlines ». Manifestement quelqu’un s’en prend aux criminels de guerre. Individus isolés ou groupes organisés ?
Peu désireux de voir un scandale s’ébruiter, le ministre de la Justice charge l’un de ses meilleurs officiers de renseignements, le lieutenant Albert Ryan, de faire toute la lumière sur les crimes. Plus facile à dire qu’à faire. A mesure qu’il enquête, Ryan va non seulement craindre pour sa vie à plusieurs reprises mais aussi se retrouver face à un terrible cas de conscience.
Stuart Neville vit en Irlande du Nord dans le comté d’Armagh. Il a remporté le Los Angeles Times Book Prize et le Prix Mystère de la critique pour
. Il démontre avec
qu’il n’a rien perdu de son formidable sens de l’action et des rebondissements.

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Le meilleur de l’IRA, maintenant, se réduisait à des voyous sans éducation comme Paddy Murtagh et son père, le belliqueux Cathal Murtagh, avec la tête pleine de chansons sur la vertueuse lutte révolutionnaire… et de pas grand-chose d’autre.

Comme le redoutait Lainé, le jeune Murtagh posa son verre sur la table, prit une inspiration qui bouscula les glaires accrochées au fond de sa gorge et entonna :

« Salut, ô combattants et nobles de renom, qui autrefois conduisîtes de vaillants guerriers ! »

Élouan Groix considéra Lainé d’un regard las. Lainé haussa les épaules, leva une main pour dire : qu’est-ce que je peux faire ?

Murtagh reprit son souffle et s’embarqua dans une autre mélopée. « Jetez vos panaches et vos trophées d’or, rendez vos armes d’une main tremblante. »

Alors qu’il marquait une légère pause à la fin du couplet, Lainé entendit le chien, dans la cour, qui tirait sur sa chaîne en glapissant et en aboyant.

Il l’avait trouvé sur le bord de la route deux ans plus tôt. Ce n’était qu’un chiot, avec la peau flasque sur les côtes, un ventre si maigre que Lainé pouvait en faire le tour d’une main. Après un mois de bons traitements, le chien était devenu un compagnon éclatant de santé et dévoué qu’il baptisa Hervé, même si l’animal était une femelle. On n’aurait pu souhaiter gardien plus fidèle ni plus redoutable.

La voix de Murtagh attaquait déjà le deuxième couplet.

Lainé leva une main et dit : « Silence. »

Murtagh exhala douloureusement et regarda Lainé sans comprendre, l’air vaguement peiné.

« Écoutez », dit Lainé.

Hervé redoubla de férocité, malmenant la chaîne qui retenait ses assauts dans la lumière déclinante.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Murtagh.

Groix lui serra le poignet pour le faire taire.

Le chien aboyait furieusement dans le vacarme de la chaîne.

Lainé tourna la tête et regarda par la fenêtre au-dessus de l’évier. Il vit le piquet auquel était attaché Hervé. La chaîne tirée vers le côté de la maison, soumise à une telle tension qu’elle tordait le pieu.

« On a de la visite », dit Lainé.

Il observa la chaîne. Tendue, relâchée. Tendue, relâchée, au point qu’elle menaçait d’arracher le piquet. La voix d’Hervé se brisait dans les accents de sa panique, atteignant une intensité portée à son point culminant.

Puis le chien se tut et la chaîne retomba mollement.

9

L’armoire de la chambre d’hôtel était habillée d’un miroir sur pied. Ryan se tint devant son reflet, redressa les épaules, avança le menton, rentra le ventre. Le costume gris épousait ses formes masculines et mettait en valeur sa silhouette. Il paraissait même bel homme, osa-t-il penser. Il lissa la cravate dont la soie bruissait sous ses doigts. Les boutons de manchettes étincelaient comme des silex à ses poignets.

Il n’avait pas l’air d’un fils d’épicier.

« Ça ira », dit-il tout haut.

Le Grand Hôtel surplombait l’estuaire de Malahide, au nord de Dublin, tel un gros gâteau de mariage dont les quatre étages se dressaient depuis plus d’un siècle. Une hôtesse conduisit Ryan aux salons de réception. En approchant, il entendit un petit orchestre de swing qui jouait How High the Moon .

Des serveurs débarrassaient les restes d’un repas. Une réunion officielle, présuma Ryan. Diplomates, juges, politiciens. Des hommes de pouvoir se partageant le butin. Les invités étaient assemblés par petits groupes, jeunes filles et prétendants, hommes plus âgés et épouses grisonnantes.

Des couples dansaient, le dos raide, une distance convenable entre les partenaires. Çà et là, on se permettait un soupçon de laisser-aller.

Un instant, Ryan se fit l’effet d’un imposteur. Un individu louche qui n’était pas à sa place ici, parmi ces gens, avec leur argent et leur bon goût. Il effleura d’une main sa cravate. La douceur de la soie sous ses doigts le rassura un tant soit peu.

« Vous êtes perdu ? » demanda une voix de velours.

Ryan se retourna et la vit. Il ouvrit la bouche, mais les mots lui firent défaut. Sa langue était prise dans un collet. À côté de la jeune femme, il reconnut la secrétaire de Charles Haughey.

« Ne vous inquiétez pas, poursuivit-elle. Nous sommes tous des charlatans ici. Venez. Vous pourrez m’offrir un verre. »

Elle le saisit par le coude. Son avant-bras était mince et nu, la peau plus pâle à l’intérieur du poignet, étoilée de taches de rousseur. À peine un peu moins grande que lui avec ses talons, incroyablement élancée, un corps le long duquel coulait le regard. Des cheveux roux sombres relevés en chignon, des yeux gris-vert.

Elle sourit à la secrétaire de Haughey et lui adressa un clin d’œil avant de s’éloigner au bras de Ryan.

« Avec qui êtes-vous venu ? » demanda-t-elle.

Ryan retrouva l’usage de sa langue. « J’ai rendez-vous avec quelqu’un.

— Avec qui ?

— Le ministre. »

Elle l’entraîna plus avant dans le salon en naviguant parmi la foule. « Quel ministre ? Nous en avons plusieurs.

— Le ministre de la Justice. »

Elle sourit. « Charlie ? Il donne audience près du bar. Ce qui tombe bien, étant donné qu’on y va pour prendre un verre. »

Ils passèrent ensemble d’une première pièce à une autre, brillamment éclairée. La musique jouait en sourdine, les rires et les conversations fusaient.

Haughey trônait sur un tabouret, entouré d’hommes plus jeunes, le visage échauffé par l’alcool. Il posa sur Ryan son regard de rapace, cligna de l’œil et continua son histoire.

« C’était un sacré spectacle, dit-il en postillonnant de ses lèvres minces. Le canasson galopait comme s’il en allait de sa vie. Il avait raison, d’ailleurs, parce que s’il avait perdu, je l’aurais abattu moi-même. Bref. Il remonte la ligne droite à fond de train, avec son jockey, le petit Turley, qui a l’air d’avoir fait dans son froc tellement il s’accroche pour ne pas tomber. Et l’autre, devant, je ne sais plus comment il s’appelle… Il regarde par-dessus son épaule et en voyant mon gars qui le rattrape, je le jure devant Dieu, il a failli en perdre ses étriers. »

Tout autour de lui, ses vassaux s’esclaffèrent.

Ryan sentit un souffle chaud contre son oreille. Il frémit.

« Pour moi, ce sera un gin tonic, dit-elle. Avec du citron vert. Surtout pas de citron. »

Ryan voulut sortir son portefeuille.

Haughey lança : « Pas la peine de mettre la main à la poche, mon gars. C’est déjà réglé. »

Ryan remercia d’un hochement de tête et fit signe au barman. « Un gin tonic avec du citron vert, et une Guinness. »

Les doigts de la jeune femme glissèrent le long de son bras. Elle lui prit la main et l’attira vers elle jusqu’à frôler sa hanche. « Ce n’est pas un cocktail, ça. »

Les joues de Ryan flambèrent. Il toussota. « Donnez-moi plutôt un brandy gingembre.

— Voilà qui est mieux », dit-elle. Elle étreignit encore sa main, doucement, avant de la relâcher. Puis elle se tourna dos au bar, en appui sur les coudes, exposée dans sa robe en soie comme un livre ouvert.

La chaleur sur les joues de Ryan s’étendit à son cou.

Elle inclina la tête, lui donnant à voir le creux de peau douce niché sous son oreille. « Vous ne m’avez pas demandé comment je m’appelais. »

Ryan s’interrogea : devait-il s’excuser ? Il choisit finalement de mettre les mains dans ses poches et affecta une expression de tranquille confiance. « C’est vrai. Comment vous appelez-vous ?

— Celia », répondit la jeune femme. De ses lèvres arrondies, les consonnes s’écoulaient en un flot de miel. « Et vous ? »

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