Dans sa jeunesse, Lainé avait lu La Vie de Patrick Pearse [4] Patrick Pearse (1879–1916) : poète, écrivain et militant nationaliste irlandais qui fut l’un des dirigeants du soulèvement de Pâques 1916. Après l’échec de l’insurrection, il fut exécuté par les autorités britanniques.
, de Louis Le Roux. Il en gardait une admiration immense, un devoir d’honneur, envers les martyrs irlandais de 1916. Comme beaucoup d’autonomistes, il était intimement convaincu que ces vies avaient été sacrifiées non seulement pour l’Irlande, mais aussi pour des hommes comme lui. Si l’on voulait enfin se débarrasser du joug que les Français imposaient aux Bretons, la lutte devait être inspirée par ce même esprit qui avait animé les Irlandais, ce même feu celtique qui flambait dans le ventre des guerriers.
L’avènement du Reich était apparu comme un baiser de Dieu. Un cadeau offert, le moyen de parvenir à l’objectif que les Bretons n’avaient pas le pouvoir d’atteindre seuls. Aussi, tandis que la France tombait devant l’offensive ennemie, Lainé organisa ses hommes, leur procura des armes fournies par les Allemands et prit la tête des opérations.
Bientôt, Lainé se découvrit un talent qu’il ne soupçonnait pas. Ingénieur chimiste de formation, il avait déjà mis à profit son savoir en fabriquant des engins explosifs, mais sa nouvelle vocation surprit tout le monde, à commencer par lui-même : il excellait à soutirer des informations aux prisonniers.
Par une nuit chaude, au début de l’occupation, Lainé et trois camarades capturèrent un résistant dans un champ au nord de Nantes. Les deux autres qui l’accompagnaient s’étaient échappés. Lainé commença par demander les noms des fuyards. Le prisonnier refusa de les livrer, ne donna que le sien, Sylvain Depaul. Il n’habitait pas la région, aussi était-il inconnu de Lainé.
Ils lui bandèrent les yeux et l’emmenèrent dans une grange à flanc de coteau. Tout autour, la campagne dormait, le bétail ne réagit pas au passage des hommes. Le résistant fut ligoté à un poteau. Il avait les poignets mouillés de sueur quand Lainé serra les liens, passant ensuite la propre ceinture de Depaul autour de son cou pour l’attacher.
« Qui étaient les autres ? demanda à nouveau Lainé.
— Je vous le répète, répondit Depaul, la voix étranglée par la ceinture. J’étais seul. Je me promenais.
— Armé d’un Browning ? » Lainé le frappa à la joue avec le canon du pistolet.
« Pour chasser les lapins. J’allais allumer un feu pour m’en faire cuire un. »
Lainé lui envoya un violent coup sur la bouche. Depaul tourna la tête aussi loin que la ceinture le permettait. Le sang coulait de sa lèvre fendue.
« Je n’ai aucune patience, dit Lainé. Ce n’est pas un jeu. Si tu coopères, tu resteras peut-être en vie. Je ne peux pas te le garantir, mais c’est une possibilité. En revanche, si tu mens, si tu me caches des informations, tu souffriras et tu mourras. Ça, c’est une certitude. »
Dans l’esprit de Lainé, ce n’étaient que des mots. Il avait subi un interrogatoire des années auparavant, après qu’une bombe eut explosé à Rennes, détruisant le monument de l’Union de la Bretagne à la France. Les policiers hurlaient les questions, ils l’avaient giflé, empoigné par les cheveux. Un moment pénible, mais on ne pouvait guère parler de torture. C’était une expérience qu’il ne connaissait pas. Aussi fut-il aussi surpris que ses camarades quand il posa le pistolet, sortit de sa poche un couteau au manche d’ivoire, chauffa la lame à la flamme de la lampe à huile, puis appuya la pointe rougeoyante contre la joue de Depaul.
Tandis que le résistant poussait un hurlement, et que les autres hommes toussaient dans l’odeur âcre de la chair grillée, Lainé sentit monter dans sa poitrine quelque chose qu’il ne sut interpréter. Ivresse du pouvoir ? Fierté ? Il sourit à Depaul. « Je vais te reposer la question. Qui étaient ceux qui se sont enfuis quand on t’a pris ? »
Depaul grogna, cracha du sang sur sa chemise, ravala sa douleur. « Il n’y avait personne. J’étais seul. »
Lainé ne s’attendait pas à éprouver de la satisfaction en voyant que Depaul refusait de parler. Pourtant, telle était bien la nature de son émotion : la jouissance de pouvoir encore s’abandonner à la cruauté. Il approcha à nouveau la lame de la flamme, regarda le sang de Depaul et les lambeaux de sa chair grésiller, puis s’évaporer.
« J’étais seul, répéta Depaul, d’une voix vacillante où ne subsistait plus aucune trace de défi. Je le jure devant Dieu. S’il y avait eu quelqu’un d’autre, je vous le dirais, mais j’étais seul. C’est la vérité. »
Lainé passa derrière le poteau et saisit le pouce de la main droite de Depaul.
« Encore une fois… Qui étaient tes compagnons ?
— Je vous en prie, j’étais seul. Il n’y avait… »
Lainé enfonça la lame sous l’ongle. Depaul hurla. Les trois Bretons reculèrent. L’un d’eux sortit en courant, une main plaquée sur la bouche, et vomit entre ses doigts.
Sans retirer la lame, Lainé demanda : « Qui étaient tes compagnons ? »
Depaul secouait la tête de droite et de gauche. Sa voix s’épuisa quand il n’y eut plus d’air dans ses poumons.
Lainé poussa la lame brûlante sous le barrage de la kératine, forant entre les chairs tendres, jusqu’à ce que l’ongle se détache.
Depaul parla.
Il révéla les noms de ses deux camarades, des habitants de la région, et l’objet de leur mission. Les Anglais devaient parachuter une caisse dans un champ à moins d’un kilomètre de là. Lainé et ses hommes se rendirent sur les lieux et trouvèrent la caisse, laquelle contenait des fusils, des munitions et une radio. En moins de vingt-quatre heures, les amis de Depaul furent retrouvés et exécutés à ses côtés.
La réputation de Lainé s’établit rapidement autour de son nouveau talent. Bientôt, il suffit de mentionner son nom pour faire parler un résistant. C’eût été mentir de nier le plaisir que lui procurait cette notoriété. Le pouvoir, dans son expression la plus pure. Le pouvoir de la peur. Lainé en prit vite l’habitude, sans penser qu’il le perdrait un jour.
En Irlande maintenant, à cinquante-cinq ans, il n’avait rien. L’idée ne lui étant pas venue de préparer sa sortie par divers actes de pillage avant l’effondrement du Reich, il s’enfuit les poches vides. Sans ses contacts avec des membres de l’IRA, ses héros, il n’aurait peut-être pas pu échapper à la colère des Alliés et gagner l’Irlande.
Lainé se rappelait encore son amère déception lorsqu’il avait enfin rencontré les révolutionnaires irlandais qu’il idolâtrait tant. Dans son imagination, ils étaient les nobles défenseurs du travailleur celtique. Les Patrick Pearse, les James Connolly, les Michael Collins.
En réalité, il découvrit un ramassis hétéroclite de fermiers, de socialistes et de fascistes, de bigots et de vantards, une armée dont la guerre était terminée depuis longtemps. Ils s’étaient ralliés aux nazis, élaborant même des plans pour aider les Allemands à envahir l’Irlande du Nord afin de mettre les Anglais dehors, mais se révélèrent incapables de soutenir pareille ambition.
Pour Célestin Lainé, la fuite et la défaite avaient ressemblé à des épines avalées de force. Mais à présent, des années plus tard, il savait que ce sort était préférable au purgatoire sans issue où barbotaient les fanatiques de l’IRA. Ils n’avaient pas complètement gagné leur combat pour l’indépendance ; la partie nord de leur île demeurait sous la coupe des Anglais et de leurs serviles protestants, tandis que le reste de la nation obéissait à un gouvernement qui ne servait que ses propres intérêts et s’était détourné des courageux guerriers aux sacrifices desquels il devait son existence.
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