C.J.H.
Ryan caressa du doigt le tissu de sa veste. Le costume, tout à fait correct au moment de son achat et dans lequel n’importe quel homme aurait eu fière allure, trahissait maintenant un âge avancé. Ryan avait admiré la mise de Haughey la veille, la coupe qui flattait la silhouette. Même si l’on ignorait qu’il était ministre au gouvernement, on aurait reconnu en lui un homme fortuné et influent. Bien sûr, la qualité de l’habit ne suffisait pas à produire cette impression, mais elle y contribuait.
Albert Ryan se savait enclin à la vanité, un orgueil qui circulait en lui comme une veine d’argent dans la pierre. Il éprouvait un pincement douloureux quand il voyait des hommes plus jeunes et mieux habillés que lui, ou assis au volant de voitures rutilantes. Il n’aimait pas ce trait de son caractère, le jugeait laid et indigne de son éducation. Ses parents lui avaient enseigné les valeurs presbytériennes : austérité, modestie et travail assidu.
Malgré tout, la beauté des vêtements portés par Haughey lui laissait l’âme insatisfaite.
Il enfila sa veste, sortit de la chambre et redescendit à la réception avec l’intention de déjeuner. Il traversa le hall d’accueil aux plafonds d’une belle hauteur et fut accueilli par le maître d’hôtel devant la double porte vitrée du restaurant. Marquant une pause avant d’entrer, il parcourut du regard la salle et les gens attablés, les nappes blanches, l’argenterie étincelante. Son œil se posa tour à tour sur un revers de veston, des poignets mousquetaires, une cravate en soie.
Le maître d’hôtel demanda : « Une seule personne, monsieur ? »
Ryan vit les femmes appuyées au bras des hommes, les bijoux, les teints de lis.
« Monsieur ? » fit le maître d’hôtel en se penchant vers lui.
Ryan toussota. « En fait, je n’ai pas faim. Merci. »
Il quitta le restaurant, sortit dans la rue et partit vers le nord, en direction de la rivière et de Capel Street.
« Canali », dit Lawrence McClelland en lissant la veste sur la poitrine de Ryan. « La fabrique se trouve à Triuggio, en Lombardie, pas très loin de Milan. C’est une marque très prisée, on n’en trouve pas beaucoup à Dublin. De la très belle qualité. »
Ryan contempla sa silhouette dans le miroir sur pied. Malgré le pantalon un peu trop court et la veste trop large autour de sa taille, le costume était magnifique.
Il était le seul client, debout parmi les luxueux tissus entassés sur les étagères, entre les chemises et les cravates disposées tout autour des tables. Un silence solennel régnait dans la pièce dont les boiseries sombres semblaient absorber la lumière et les sons. Une chapelle de soie, de tweed et de cuir.
« Vous êtes déjà allé en Italie ? demanda McClelland.
— Oui, répondit Ryan. En Sicile.
— La Sicile ? Oh, il paraît que c’est magnifique, dit le tailleur en se baissant pour défaire les ourlets du pantalon. Personnellement, je connais davantage Milan et Rome. »
Ryan avait séjourné quatre jours sur la côte sud de la Sicile à la fin 1945, avant de continuer sa route vers la Libye. Il était stationné avec trois autres hommes dans un appartement de Syracuse, mais avait passé la plupart de son temps à errer dans les rues étroites d’Ortigia, île minuscule séparée de la terre ferme par un canal qu’enjambaient plusieurs ponts.
Il avait remonté ses manches et ouvert grande sa chemise au soleil qui le frappait comme le marteau d’un forgeron. Le soir, la ville sentait le sel marin et l’huile d’olive chaude. Il mangeait dans les trattorie et les osterie qui s’égrenaient le long des ruelles. Ryan n’avait encore jamais vu, ni mangé, de pâtes. Il en avalait d’énormes assiettes, essuyant la sauce avec du pain frais. On lui donnait rarement une carte à consulter ; la maison choisissait pour lui, mais il s’en accommodait. De toute sa vie, il n’avait connu que la cuisine irlandaise ou celle de l’armée, le summum du raffinement consistant en un assortiment de viandes grillées dans le restaurant d’un hôtel chic ou le poisson qu’on y servait le vendredi.
Il goûta quatre jours de délices en Sicile, avant de traverser le bras de la Méditerranée qui le séparait de la Libye et de ses tourments.
Le tailleur se releva et s’affaira autour de Ryan avec son mètre ruban.
« Hum ! » McClelland posa un doigt sur sa lèvre. « Je vais devoir faire des retouches importantes pour l’ajuster à votre silhouette. En général, avec un homme aussi large de poitrine, on donne de l’ampleur à la taille, mais vous, vous êtes très mince. »
Après avoir rétréci les côtés de la veste avec des épingles, le tailleur recula d’un pas et étudia Ryan de la tête aux pieds, lentement, l’œil langoureux. « Un corps d’athlète, dit-il. Avec de longues jambes. Mais je crois que j’ai assez de tissu pour lâcher le bas du pantalon. À condition de porter les chaussures adéquates, bien sûr. Pour quand vous le faut-il ?
— Demain soir, répondit Ryan. Le ministre a dit de mettre la facture sur son compte. »
Le visage gris de McClelland se fendit d’un mince sourire. « Oui, le ministre fait largement usage du crédit que nous lui offrons. »
À la nuit tombante, Albert Ryan passa une heure à explorer le domicile d’Helmut Krauss sur Oliver Plunkett Avenue, aux abords des quais. La petite maison était logée au milieu d’une rangée de constructions identiques, de style victorien ou édouardien, il n’aurait su dire exactement. En face s’élevaient des immeubles modernes dont la masse hideuse barrait à présent l’horizon. Sur le devant, un petit carré de jardin avait été bétonné. Une plaque en cuivre à côté de la sonnette indiquait HEINRICH KOHL : IMPORT, EXPORT, DÉPÔTS FIDUCIAIRES. Un officier de la Garda attendait à la porte pour laisser entrer Ryan.
À l’intérieur, le salon avait été transformé en un bureau comportant une table de travail à l’ancienne et des casiers de rangement. Un téléphone était posé sur la table, ainsi qu’une machine à écrire, un grand livre de comptes et un assortiment de stylos. Il n’y avait que deux fauteuils dans la pièce : un pour Krauss, l’autre réservé aux invités. Apparemment, l’Allemand n’employait pas de secrétaire.
Ryan ouvrit le registre au hasard et parcourut les rubriques. Noms de sociétés, ports d’embarquement, dates, sommes d’argent, la plupart exprimées en livres. Il parcourut les colonnes du bout de l’index, tournant les pages les unes après les autres, cherchant un détail, un élément susceptible d’éveiller l’attention. Les montants étaient modestes, quelques milliers de livres pour les plus importants, la plupart ne dépassant pas les centaines. Les ports se répartissaient dans toute l’Europe du Nord, à une distance raisonnable en bateau de Dublin ou de Dundalk.
Il ferma le registre et reporta son attention sur les casiers de rangement. Tous ouverts, contenant des factures, des bons de commande, des relevés de comptes, une lettre par-ci par-là. Rien qui permît de soupçonner que Krauss se livrait à une quelconque activité illégale.
Ryan quitta le salon/bureau et passa dans la cuisine à l’arrière de la maison. La pièce exiguë sentait la graisse et le tabac. Sur un côté se trouvait une commode, abondamment fournie en alcool. Apparemment, Krauss avait un faible pour la vodka. Des cartons avec d’autres bouteilles d’alcool étaient entassés sur le sol, portant des caractères russes, visiblement un des à-côtés de son commerce d’importation.
Il y avait une minuscule baignoire en étain dans un coin, des toilettes au fond de la cour. Ryan ouvrit les placards, n’y trouva que du pain rassis, des boîtes de conserve et des produits d’entretien. Il monta à l’étage.
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