Ryan s’engagea dans l’allée carrossable après avoir franchi le portail. Le rabbin Hempel l’attendait à la porte. Un homme d’âge moyen, portant des lunettes à monture rectangulaire et simplement vêtu : gilet en laine à manches courtes, chemise à col ouvert, kippa en daim sur la tête. Sa barbe descendait presque jusqu’au bas de son encolure en V. Il tendit la main à Ryan qui était descendu de voiture et s’approchait.
« Monsieur Ryan ? » demanda-t-il.
Ryan lui serra la main. « Merci de me recevoir.
— Il n’y a pas de quoi. Venez dans mon bureau. »
Les vitraux des fenêtres filtraient la lumière du matin qui entrait dans la synagogue, baignant les rangées de chaises d’une paisible chaleur. Le rabbin entraîna Ryan à l’arrière du bâtiment et le fit entrer dans une pièce modeste aux murs tapissés de livres, comportant un bureau d’une grande sobriété.
« Asseyez-vous, je vous en prie », dit le rabbin Hempel. Il proposa une boisson fraîche à Ryan, qui refusa. « Vous êtes policier ? demanda le rabbin lorsqu’ils eurent pris place.
— Pas tout à fait, répondit Ryan. Je travaille pour la Direction du renseignement.
— Mais vous voulez me parler d’un crime ?
— De trois crimes. Trois meurtres, pour être exact. »
Inquiet, le rabbin pinça les lèvres. « Oh, mon Dieu. Croyez bien que je ne suis pas au courant. »
Ryan sourit pour le rassurer. « Évidemment. Mais si je vous explique la nature de ces meurtres, vous comprendrez peut-être pourquoi je viens vous voir. »
Le rabbin Hempel se renversa contre le dossier de sa chaise. « Je vous écoute. »
Ryan lui parla de Renders et de Hambro, de Helmut Krauss et du sang sur la moquette de la maison d’hôtes à Salthill. Il évoqua le message adressé à Skorzeny.
Le rabbin Hempel garda le silence un moment, l’œil fixé sur Ryan, avant de prendre la parole. « Je ne sais pas ce qui m’inquiète le plus : que ces gens soient autorisés à vivre en paix en Irlande ou le fait que vous présumiez que seul un Juif pourrait commettre un geste pareil.
— Je ne présume rien », dit Ryan.
Le rabbin se pencha en avant. « Pourtant, vous êtes ici.
— C’est une hypothèse d’enquête qui m’a été imposée par mes supérieurs.
— Un ordre.
— Oui. Un ordre. »
Le rabbin Hempel sourit. « Tant d’hommes se sont contentés d’obéir à un ordre. Les hommes qui ont abattu mes parents et ma sœur aînée, devant une tranchée qu’on les avait obligé à creuser eux-mêmes, ils obéissaient à un ordre. Est-ce que cela les absout pour autant ?
— Non, répondit Ryan. En tout cas, vous devez bien imaginer pourquoi on m’a demandé de suivre cette piste.
— Je vois la raison, en effet. Ce n’est probablement pas celle à laquelle vous pensez, mais je vous en prie, continuez.
— Merci. Selon vous, y a-t-il des groupes au sein de votre communauté, des hommes plus jeunes peut-être, qui sont fortement troublés par la guerre ? »
Ryan comprit trop tard à quel point sa question était stupide et sentit une chaleur lui monter au visage.
« Je peux vous assurer, monsieur Ryan, que tout le monde au sein de ma communauté est fortement troublé par la guerre.
— Oui, bien sûr, dit Ryan. Excusez-moi. »
Le rabbin concéda un hochement de tête. « Cela mis à part, il n’existe pas de groupes organisés, à ma connaissance. Il reste moins de deux mille Juifs sur cette île aujourd’hui, peut-être même à peine mille cinq cents. J’ai déjà du mal à maintenir une congrégation. Croyez-moi, il n’y a pas de jeunes hommes en colère, assoiffés de sang.
— À votre connaissance », dit Ryan.
Le rabbin Hempel haussa les épaules. « Quel serait le motif ? Nous avons été relativement à l’abri des persécutions ici. Le terrible épisode de Limerick au début du siècle, certains le qualifient de pogrom… Mais les expulsés ont été accueillis ensuite à Cork. Les bureaucrates du ministère de la Justice faisaient tout pour limiter le nombre de réfugiés juifs en Irlande avant et après la guerre, mais les Affaires étrangères ont poussé de Valera [2] Éamon de Valera (1882–1975) : homme politique irlandais considéré comme le père de la Nation libre d’Irlande ; chef du gouvernement de 1937 à 1948, il parvint à tenir l’Irlande à l’écart de la Seconde Guerre mondiale.
à intervenir. Si l’Irlande n’a pas toujours été bienveillante, elle ne s’est pas montrée ouvertement hostile. Ce ne sont pas des conditions qui nourrissent la haine dans le cœur des jeunes hommes. »
Ryan retint un rire. « La haine n’est pas une denrée rare dans ce pays.
— Les Irlandais n’oublient pas vite, dit le rabbin. Je vis en Irlande depuis plus de dix ans et je l’ai tout de suite compris. S’ils n’avaient pas la rancune aussi tenace, les Anglais auraient peut-être eu un autre allié contre les Allemands. Au lieu de quoi, l’Irlande n’a pas bougé le petit doigt pendant que l’Europe partait en flammes. »
Ryan voulut tout d’abord s’abstenir de commentaire, mais après réflexion, il dit : « L’Irlande tenait à peine debout en tant que nouvel État. En moins d’une décennie, elle avait connu la Première Guerre mondiale, la guerre d’Indépendance et la Guerre civile. Elle n’avait pas la force de mener une autre guerre. Malgré tout, nous sommes cent mille à avoir combattu. »
Le rabbin leva ses épais sourcils. « Vous ?
— Oui.
— Et vos voisins ont-ils apprécié que vous souteniez les Anglais ?
— Non. Pas tous. »
Le rabbin Hempel hocha la tête. « C’est bien ce que je dis. La rancune tenace. »
En quittant la synagogue, Ryan aperçut la voiture noire garée un peu plus loin dans la rue. Et ses deux occupants. Deux hommes, qui ne le regardaient pas.
Un œil sur le rétroviseur, il vit la voiture s’écarter du trottoir, puis se maintenir à une trentaine de mètres derrière lui. Il ne distinguait pas les visages des hommes, seulement des silhouettes. Têtes, épaules, chemises et cravates. L’un fumait une cigarette.
Alors qu’il traversait Terenure Road, une voiture vint se mettre entre eux. Une vieille dame au volant. Le conducteur de la voiture noire dut freiner et se déporter au milieu de la chaussée pour ne pas perdre Ryan de vue.
La filature continua ainsi jusqu’à ce que Ryan atteigne Harold’s Cross, où il s’arrêta le long du trottoir. Dans le rétroviseur, il suivit des yeux la voiture noire qui ralentissait et tournait en direction du cimetière.
Ryan aurait pu se laisser troubler, s’interroger à propos de ce doigt énigmatique que le gouvernement pointait sur ses traces, mais il avait autre chose en tête quand il redémarra.
Il avait un costume à aller chercher.
Célestin Lainé avala un autre verre de whisky, sentit la morsure dans sa gorge. À peine sept heures et Paddy Murtagh était déjà ivre. Il se mettrait bientôt à chanter. Des chansons de rebelles, disait-il. The Bold Fenian Men, The Wearing of the Green, Johnsons’s Motor Car [3] Chansons traditionnelles nationalistes. Littéralement : Les Hardis Féniens, Le Port du vert, L’Automobile de Johnson.
. Il entonnerait le premier couplet de sa voix éraillée et fausse, et ne se tairait pas avant de sombrer dans l’inconscience.
Au moins, Lainé ne serait pas seul à supporter ça ce soir. Élouan Groix, un compatriote breton, avait aussi pris place à la table. Le père de Murtagh lui ayant accordé la jouissance de cette petite maison dans un coin reculé de ses terres, Lainé se sentait obligé d’accueillir Paddy, son fils.
Lainé et d’autres membres de la Bezen Perrot, petit groupe de militants farouchement engagés dans le combat contre les Alliés, s’étaient réfugiés en Irlande une fois la guerre terminée. Après avoir résisté plus longtemps que la plupart des Allemands auxquels ils apportaient leur soutien, ils finirent par baisser les armes. Ne restait plus que la fuite.
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