« Vous deviez être un très jeune officier à l’époque, dit Skorzeny.
— Vingt et un ans, répliqua Impelliteri. C’était en septembre. 1943. »
Skorzeny considéra à nouveau son visage, fouilla sa mémoire.
« Oh ?
— Pour être plus précis, le 12 septembre. »
Skorzeny prit son verre sur le rebord du balcon, but une gorgée de vin, attendit la suite.
« Sur le Gran Sasso, dit l’Italien. À l’hôtel Campo Imperatore.
— Vous étiez l’un des gardes de Mussolini ?
— En réalité, je n’avais jamais vu le Duce avant qu’il ne sorte de l’hôtel avec vous, tout tremblant dans son manteau et son chapeau ridicules.
— Vous vous êtes rendu en même temps que les autres carabinieri ?
— Évidemment, ironisa Impelliteri. Pourquoi aurais-je donné ma vie pour empêcher les Allemands de prendre un homme comme Mussolini ? Vous avez été accueillis les bras ouverts. »
Skorzeny sourit à son tour, leva son verre. « Sage décision de la part d’un homme si jeune. J’aurais écrasé toute résistance. »
Impelliteri eut l’air franchement amusé. « Vraiment ? À ce qu’il m’a semblé, moi, la seule chose qui risquait d’être écrasée, c’était le dos de ce pauvre officier sur lequel vous étiez monté pour escalader le mur. »
Skorzeny sentit son sourire se figer.
« Mais vous vous en êtes très bien tiré, n’est-ce pas ? poursuivit Impelliteri. Les hommes de la propagande ont fait de vous un héros. Comment vous ont-ils surnommé ? Ah oui : Commando extraordinaire. L’intrépide officier SS qui, à lui seul, a arraché l’allié de l’Allemagne à son propre peuple, à ces traîtres qui allaient livrer Mussolini aux Américains. J’ai bien ri en voyant le film qui vous montrait en sauveur légendaire. Sacré montage. »
Skorzeny reposa le verre sur le balcon. « Ce n’était pas un montage, mais un document historique. Vous me traitez de menteur ?
— De menteur ? » Impelliteri secoua la tête. « Non. Enjoliveur, oui. Opportuniste, oui. Imposteur ? »
Il laissa la question en suspens dans l’air chaud de la Catalogne, puis reprit : « Vous savez, le Généralissime vous tient en très haute estime. Il croit le moindre mot de votre mythologie. C’est pourquoi il vous accueille dans son royaume. Ce serait terrible s’il venait à apprendre la vérité. »
Une colère impuissante serra le ventre de Skorzeny. S’il ne s’était pas trouvé à proximité d’une suite d’hôtel remplie d’invités de Franco, il aurait saisi l’Italien à la gorge et l’aurait balancé par-dessus le balcon sur les rochers en contrebas. Au lieu de quoi, il garda le silence. Impelliteri, après l’avoir salué, disparut à l’intérieur.
Quelques jours plus tard, Skorzeny regretta de s’être retenu de tuer l’Italien sur-le-champ.
Il était maintenant coincé en Irlande, attendant que ce satané politicien revienne dans la chambre.
Enfin, on frappa à la porte et Haughey entra, essoufflé, le visage rouge.
« Colonel, dit-il, je vous dois des excuses pour le comportement du lieutenant Ryan. »
Skorzeny remplit à nouveau le verre de Haughey. « Absolument pas, monsieur le ministre.
— Si vous voulez que je lui retire le boulot et que je mette quelqu’un d’autre sur le coup, je comprendrai. »
Skorzeny tendit le verre au politicien. « Non, monsieur le ministre. J’aime bien ce lieutenant Ryan. Il a des couilles. Voyons de quoi il est capable. »
Ryan se dirigea à grands pas vers la sortie. La musique montait du salon dans de langoureuses envolées. Il marqua une pause, tendit l’oreille. Les Feuilles mortes . L’image de la jeune femme lui apparut, ses cheveux roux sombre, son poignet mince éclairé de taches de rousseur, sa peau translucide.
Elle avait dit qu’elle s’appelait Celia.
Partir ou rester ?
Il se figea, pétri d’hésitation, puis se rappela la chambre vide et froide de l’hôtel Buswells, et la chaleur de son souffle contre son oreille. Remontant le flot de la musique jusqu’au seuil du grand salon, il la chercha du regard parmi le tourbillon des danses et des rires.
Là, dépassant presque tout le monde de sa haute taille, elle se tenait sous l’arche du bar et écoutait avec une expression polie un personnage grassouillet qui criait pour se faire entendre. Elle le vit approcher et le fixa droit dans les yeux, sans plus s’intéresser à l’homme qui s’époumonait à son intention.
« Je vous ai gardé votre brandy », dit-elle en attrapant le verre sur la table près d’elle.
Interrompu au milieu d’une phrase, l’homme songea à protester, puis se ravisa. Il partit, tête basse. La musique noya les jurons qu’il maugréait dans sa barbe.
« Merci », dit Ryan. Il prit le verre qu’elle lui tendait, frémissant au contact de ses doigts, puis tira une chaise pour qu’elle puisse s’asseoir et s’installa à ses côtés.
« Alors, il était comment, le ministre de la Justice ? demanda-t-elle.
— Tapageur, répondit-il. Grossier. En colère. »
Elle sourit. « Du pur Charlie. Il finira par être Taoiseach, vous verrez. Charles J. Haughey mènera ce pays. À quoi, je ne sais pas, mais il le conduira. Certains le prennent pour un grand homme.
— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Au moment où Ryan posait la question, Haughey entra dans le salon en compagnie d’Otto Skorzeny. Tous les yeux se tournèrent vers eux. Haughey exultait, mais Skorzeny resta impassible. Plusieurs jeunes hommes foncèrent au bar pour leur apporter à boire.
Celia contempla froidement le politicien. « Je pense que c’est un monstre. Ce ne serait pas le premier à la tête d’une nation. Pourquoi vous a-t-il débauché ? Quel plan diabolique étiez-vous en train de concocter avec lui et cet infâme Otto Skorzeny ?
— Aucun plan, dit Ryan. Rien dont je ne puisse parler.
— Je vois… Très intrigant. »
Haughey et Skorzeny avançaient dans le salon, serrant des mains, frappant amicalement des dos. Le ministre remarqua Ryan. Son sourire cordial se figea sur ses lèvres.
Ryan ne détourna pas les yeux jusqu’à ce que Celia le saisisse par sa manche.
« Dansez avec moi », dit-elle.
L’appréhension et la panique le firent brusquement pâlir. « Non, je ne peux pas. C’est-à-dire, je ne suis pas très… »
Elle effleura sa joue du bout des doigts. « Quelle triste figure, dit-elle avec un sourire oblique. Allez, venez. Je vous traînerai de force s’il le faut.
— Non, vraiment. Je nous ridiculiserais tous les deux.
— Sûrement pas. Ne m’obligez pas à vous supplier. »
Celia le tira par la main. Il se leva, se laissa conduire sur la piste de danse. L’orchestre jouait un air au rythme plutôt lent qu’il ne reconnut pas. Elle prit sa main gauche dans sa main droite, la leva, approcha son corps. Son autre main lui étreignit l’épaule tandis qu’il plaquait la sienne au creux de ses reins, éprouvant sous sa paume la fermeté de la courbe en même temps que sa douceur.
Ils dansèrent.
Elle lui prêtait sa grâce, son équilibre, entraînant les pieds maladroits de son cavalier avec elle sur la piste. L’air entre eux semblait chargé, comme de noirs nuages d’été prêts à éclater en lançant des éclairs. Il sentait la pression de ses seins contre son torse et ne reculait pas. Elle pivotait entre ses bras, le frôlant de ses hanches, et le sang affluait alors à l’endroit qu’elle touchait. C’était une chaleur qui le prenait, une lourdeur, un poids. Elle en avait conscience aussi, autant que lui. Il le savait à ses lèvres entrouvertes qui brillaient, d’un rose tirant vers le rouge.
Ryan ouvrit la bouche pour parler, mais la jeune femme changea d’expression, les yeux captés par quelque chose derrière lui. Il tourna la tête pour voir ce qui attirait ainsi son attention.
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