Carrickfergus, avait dit l’homme en se moquant. Où, à Carrickfergus ?
Un hurlement perçant déchira le silence. Fegan le reçut comme une langue de glace qui prenait possession de son cœur. Il retint son souffle. Le cri s’éleva à nouveau. Une plainte animale, une souffrance. Fegan scruta les maisons pour en découvrir l’origine.
Puis il le vit. L’animal avança lentement entre deux voitures, le museau à ras de terre. Il agita ses grosses oreilles pointues et leva la tête. Ouvrant tout grand la gueule, il lança encore une fois son cri qui roula le long de la rue et sur les toits.
Le renard trotta ensuite sur la chaussée, attiré par une piste. Là, il se figea, tendu, ramassant son corps souple et mince sous la fourrure. Le regard tourné vers la fenêtre, il se mit à trembler.
Fegan posa une main sur la vitre. Le renard hurla encore une fois au ciel de la nuit. Il retroussa les babines dans un grognement. Soudain, sa fourrure s’embrasa, prise dans les phares d’une voiture qui approchait. Il regarda en direction de Fegan en pleine lumière, puis disparut dans l’obscurité.
La voiture passa. Le conducteur n’avait rien remarqué.
Quelque part au loin, de l’autre côté de la ville, des sirènes retentirent. Tapi entre les ombres qui vacillaient au pied de la fenêtre, le renard répondit.
Carrickfergus. Un bordel, avait-il dit.
Fegan se représenta le bureau situé derrière l’accueil, au rez-de-chaussée de la maison d’hôtes. Par la porte ouverte, il avait aperçu des clés suspendues à des crochets. L’une était une clé de voiture… Il quitta la pièce, silencieux comme l’air.
La femme et sa môme bizarre se blottissaient l’une contre l’autre sur la banquette arrière. Au volant, le Voyageur quitta Carrickfergus et roula vers le nord, prit par l’ouest plutôt que de traverser Belfast, puis fila vers le sud après Templepatrick. Il éviterait l’autoroute jusqu’à l’autre côté de la frontière, en se tenant à distance des villes plus importantes comme Banbridge ou Newry. Une heure perdue, mais ça valait le coup de payer pour qu’on ne vous remarque pas.
Il se demanda si la femme n’allait pas y passer. De temps en temps, on entendait siffler sa poitrine et elle toussait. Il avait jeté un rapide coup d’œil à ses blessures avant de partir. Plusieurs plombs s’étaient logés dans ses pommettes, plus encore dans son épaule droite. Mais c’était le bazar autour de son sein qui aurait dû l’inquiéter. Quelques éclats avaient percé sa cage thoracique, peut-être même son poumon. Il l’avait bandée du mieux possible avec une serviette mais elle saignait sans doute à l’intérieur. Un hôpital la soignerait, sûr. Sauf qu’ils n’allaient pas à l’hôpital. Elle tiendrait peut-être le coup jusqu’à Drogheda, peut-être que non. Le Voyageur s’inquiétait seulement de la réaction de la môme si sa mère lui mourait dans les bras, sans parler de la réaction du Bull, quand on les livrerait toutes les deux sur le pas de sa porte.
D’un autre côté, il aurait dû les buter à l’appartement. Sans doute. Mais elle avait quelque chose, cette gamine, elle vous regardait comme si elle connaissait vos secrets. Même ce qu’on se cachait à soi-même. Bref, ça empêchait le Voyageur de lui casser le cou. Il laisserait le Bull s’en occuper.
La femme et l’enfant avaient rempli leurs fonctions. Elles avaient poussé Fegan à se montrer. Que le Bull décide de la suite. Il choisirait peut-être de le refiler aux flics. On gérerait ça mieux si ce fou était enfermé. Mais où était le plaisir là-dedans ? Dans tous les cas, le Bull ferait ce qu’il voudrait. Du moment qu’il casquait.
La voiture approchait du rond-point de Moira quand la femme demanda : « Vous nous emmenez où ? » d’une voix faible, mais assurée. Peut-être qu’elle n’allait pas si mal que ça, après tout. Dans le rétroviseur, il la vit en train de lire un panneau sur la route.
« Voir quelqu’un, répondit-il.
— Qui ?
— Vous verrez bien quand on sera arrivés. » Il aborda la ligne droite aux abords du rond-point. « Maintenant, taisez-vous un peu p’tite dame, d’accord ?
— C’est O’Kane.
— Je vous ai dit de vous taire.
— L’homme qui nous a amenées chez lui la dernière fois est mort. »
Le Voyageur sortait du rond-point. Il déplaça son attention alternativement sur le village de Moira, devant, et le reflet de Marie McKenna dans le rétroviseur. « Sans blague ?
— Gerry Fegan l’a tué. »
Le Voyageur passa la langue sur sa lèvre supérieure. « Ah bon ?
— Il vous tuera aussi. »
Dans le rétro, il regarda la petite fille se couvrir les oreilles et enfouir son visage contre le sein de sa mère. La douleur fit grimacer Marie mais elle ne repoussa pas l’enfant.
« Vous croyez ça ? demanda le Voyageur.
— Je le sais. »
Le Voyageur sourit dans le miroir. Il aurait cligné de l’œil, s’il l’avait pu. « À votre place, j’en serais pas si sûr. »
Les lumières de la grand-rue défilèrent un instant et s’évanouirent derrière la voiture.
Marie partit d’un petit rire, toussa, puis rit encore.
« Qu’est-ce qu’y a de si drôle ? »
Elle sortit un mouchoir en papier et le pressa contre ses lèvres pour tousser. Son visage perdit toute expression. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Putain… Aujourd’hui, j’ai dit à quelqu’un que je ne voulais pas me retrouver encore une fois en position de demoiselle sans défense. »
La petite fille ôta une main de ses oreilles et la plaqua sur la bouche de sa mère. « Tu as dit un gros mot, murmura-t-elle.
— Je sais, chérie. » Marie souffla dans les doigts de l’enfant. « Pardon. »
Rassurée, la fillette se couvrit à nouveau les oreilles et enfouit son visage.
« Parlez-moi de ce Gerry Fegan », dit le Voyageur. Ils approchaient d’un autre village, plus petit cette fois. Magheralin, ça devait s’appeler, mais il ne pouvait pas en être sûr vu qu’il ne lisait pas les panneaux.
« C’est un homme bon, malgré ce qu’il a fait.
— Un homme bon, répéta le Voyageur en tournant le mot dans sa bouche pour en tester le poids. Et moi, non ? »
Marie toussa, gémit de douleur. Elle parvint à reprendre son souffle. « Qu’est-ce que vous racontez ?
— À ce qu’y me paraît, c’est une brute. Un tueur. » Il observa son visage où les lumières du village jetaient des ombres mouvantes. « Exactement comme moi. Qu’est-ce qui fait qu’il est bon ? Et pourquoi je suis mauvais, moi ? »
Le visage de la femme repassa dans l’ombre. Ses yeux scintillaient en clair-obscur. « Vous me tenez en otage avec mon enfant, et vous posez cette question ? »
Plus loin, d’autres villages, et au-delà, la ville de Lurgan, avec ses rues tortueuses et ses feux rouges et ses flics. Il tourna à gauche sur une route étroite de campagne. Le monde s’obscurcit.
« M. Gerry Fegan, y a un moment que j’aimerais le rencontrer », dit-il. Il grimaça dans le miroir, même s’il ne distinguait plus la femme et la fillette dans le noir. « On risque de ne pas en avoir l’occasion, maintenant. Dommage. Ce serait marrant de voir ce qu’il a là-dedans. À ce qu’y paraît, ce serait pas facile. Il se battrait. »
Il attendit une réponse. Aucune ne vint, sauf le sifflement dans la poitrine de la femme.
« Ça me plairait, reprit-il. C’est peut-être un barge de première, mais moi aussi. J’ai jamais connu quelqu’un que j’aie pas réussi à mater. Et j’aime les défis, vous savez ? »
Il scruta le rétroviseur, ne trouva rien. Il n’entendait même plus la respiration oppressée de la femme.
« Vous pouvez être sûre d’une chose, continua-t-il. Votre copain Gerry va payer pour ses fautes. Que ce soit moi ou les flics, il passera un sale quart d’heure. Il partira pas sans souffrir. Il a fait chier trop de monde pour s’en tirer si facilement. La seule question, c’est de… »
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