— Je ne suis pas là pour rigoler, Roscoe, interrompit Lennon. Je sais ce que tu as fait. Je vais te mettre une balle dans ton petit cerveau de fanatique, et je n’aurai aucun état d’âme. Tu comprends ? Pas de menaces, pas de baratin. Je te tire dessus, et tu meurs. »
Roscoe se leva. Il se pencha en avant, les phalanges sur la table, écartant pesamment les cartes. « Fais gaffe à ce que tu dis, Jack. J’ai été sympa avec toi, et vice versa. Je dirai pas qu’on est amis, mais pour un taig , t’es un type plutôt bien. Sauf que personne ne me menace. On me fait pas passer pour un con devant mes gars. Tu joues avec ta vie, ici, Jack. Ne va pas… »
Lennon concentra son regard sur le tatouage en forme de cœur qui ornait le dos de la main gauche de Roscoe, et pressa la détente. La balle arracha un éclat de la table, à deux centimètres des doigts de Roscoe. Celui-ci retira ses mains mais n’émit pas un son. Il se recula en secouant la tête.
« Qui as-tu prévenu ? demanda Lennon. À qui tu l’as dit ? »
Roscoe leva les mains dans un geste pacifique et fit marche arrière. « Qu’est-ce que tu racontes, Jack ? J’ai rien dit à personne. Tu te gourres, là. »
Lennon le suivit. Il renversa la table, les bouteilles valsèrent. Des billets de banque et du verre brisé craquaient sous ses pieds. Il remit l’arme dans son étui, plia et déplia les doigts. « Tu as dit à quelqu’un où étaient Marie et Ellen. Tu as dit à quelqu’un où était ma fille. Et maintenant, elles ont été enlevées. »
Roscoe recula vers le comptoir. « Putain, Jack. Tu déconnes. Je te répète que je suis pas une balance. J’ai rien dit à per… »
Lennon lui décocha son coude dans la mâchoire. Roscoe s’affaissa comme un sac de chair molle. Il roula sur le côté, les mains au menton.
« Il a enlevé ma fille. »
À terre, Roscoe se tortillait. Il cracha du sang sur le carrelage gris de saleté.
« Il a enlevé ma fille, répéta Lennon. Tu comprends ?
— Ma langue, répondit Roscoe en articulant mal. Putain, je me suis mordu la langue, sale fenian [23] Féniens : groupement composé de Nord-Américains d’origine irlandaise basé aux États-Unis, qui mena des attaques entre 1866 et 1871 visant les établissement britanniques au Canada. Leur but était de forcer le gouvernement britanique à se retirer d’Irlande. Les Canadiens irlandais d’origine protestante, en majorité loyaux envers la Couronne, combattirent les féniens.
. »
Lennon se dressait devant lui, une main sur le comptoir. « Parle-moi, sinon je te descends. Je le jure.
— Tu peux te brosser, espèce de taig . » Il cracha encore, éclaboussant le sol de cramoisi.
Lennon lui envoya son pied dans le ventre. Roscoe se plia en deux, roulé en boule de sorte qu’il tournait le dos. Lennon visa les reins et sentit la chair céder sous l’impact.
Quand les cris furent retombés, Lennon s’accroupit. « Tu as fait passer l’info. Dis-moi tout de suite à qui tu as parlé. J’en ai rien à foutre, moi, tu vois ? Ellen est la seule bonne chose que j’ai apportée au monde. Je lui ai parlé aujourd’hui. Pour la première fois en cinq ans, j’ai parlé à ma fille . Elle ne sait pas qui je suis, mais ça n’a pas d’importance. J’ai une chance de me rattraper. J’ai une chance de la récupérer. Et tu la donnes à une ordure. »
Roscoe se déplia. Il essaya de se relever, mais la douleur lui crispait le visage. « Tu te trompes. J’ai jamais… »
— Tu l’as donnée à l’autre côté. Toi, le grand loyaliste, tu as vendu une enfant aux républicains. C’est ce qu’avait dit Patsy Toner. La collusion, elle se fait dans tous les sens, dans toutes les directions. Les types comme toi, tout ce qui vous intéresse, c’est de vous remplir les fouilles. Tu te foutais de la cause, hein ? Du moment que tu gagnais de l’argent ?
— Tu débloques. Putain, tu dérailles compl… »
Lennon sortit son Glock et pressa le canon contre le front de Roscoe. « Tu as une dernière chance. Quelqu’un a sûrement signalé les coups de feu. Au moment où j’entendrai les sirènes, j’appuierai sur la détente et je t’exploserai la cervelle. Ce sera un acte de légitime défense, un criminel notoire contre un flic. Ils s’en ficheront à l’Ombudsman. Un petit connard comme toi, tout le monde s’en tape. Tu comprends ? »
Roscoe le regarda en clignant des yeux, les narines palpitantes.
« Si tu veux vivre, il faut que tu me dises à qui tu as parlé, dit Lennon. C’est tout. Il n’y a pas d’autre choix. Alors, je t’écoute. »
Roscoe ferma fort les yeux. « Eh merde. » Son visage s’affaissa, ses yeux papillotèrent. « Dan Hewitt, dit-il. Ce salopard de la Branche Spéciale. C’est lui que tu cherches. C’est celui qui a fait tourner l’info. Il voulait savoir ce que tu trafiquais en ce moment, si on t’avait vu dans le coin, si tu étais venu demander un service. Je l’ai appelé. Je lui ai dit que tu avais besoin de l’appart. »
Roscoe écarquilla les yeux et sourit. « Quoi ? Tu crois que tu es le seul flic avec qui je suis pote ? Comme tu as dit : dans tous les sens, dans toutes les directions. »
Lennon se redressa, rangea le Glock. « Si tu lâches un mot là-dessus, je raconterai à tous ceux qui voudront l’entendre que tu es une balance.
— Va te faire foutre.
— Tu sais comment on traite les balances. Si tu t’approches de moi, ou de quelqu’un que je connais, je raconterai au premier crétin de cette ville que tu es une balance. Tu ne pourras plus montrer ta tronche dans la rue. Tu me comprends ?
— Va te faire foutre. »
Lennon lui envoya un coup de pied dans le bas-ventre. Roscoe se roula en une boule serrée. Le sang perlait à ses lèvres. Il vomit par terre.
L’odeur percuta Lennon de plein fouet et il gagna la porte, ravalant sa propre bile jusqu’à sentir l’air frais de la nuit sur sa peau.
Il ne vit pas arriver l’homme grand et mince, n’en retint que les dures mains autour de sa gorge avant de heurter le sol.
« Où sont-elles ? » demanda Fegan, son visage tout près de celui de Lennon.
Écrasé, Lennon se débattit en tordant les épaules. Fegan essayait de garder l’équilibre.
« Je ne sais pas. »
Fegan resserra la prise sur sa gorge, cherchant la trachée. « Tu aurais dû les garder en sécurité. »
Lennon leva les mains en direction des yeux de Fegan. Celui-ci recula en dégageant sa tête. Il vacilla. Ses doigts se desserrèrent autour de la gorge de Lennon. Encore un assaut, et il tomba à plat dos sur le bitume, un Glock appuyé contre sa joue.
« Gerry Fegan, dit Lennon.
— Pourquoi tu les as laissées ? demanda Fegan.
— J’étais obligé. » Lennon haletait. « Personne ne savait où elles étaient.
— Mais il les a trouvées. »
Le Glock s’enfonça plus fort dans la joue de Fegan. « Putain, je sais qu’il les a trouvées, reprit Lennon. Elles ont été données. Moi aussi , j’ai été vendu. Maintenant tire-toi, sinon je t’explose la tête.
— Non. » Fegan se dressa sur ses coudes, malgré la pression du canon de l’arme qui pesait sur sa pommette. « D’abord, je veux savoir où elles sont.
— Pourquoi ? » Lennon le repoussa à terre. « C’est toi qui es la cause de tout ça. Sans toi, elles seraient en sécurité. Toute cette histoire est arrivée par ta faute, espèce de malade.
— Je sais. » La force se retira de Fegan et rejoignit la terre froide sous lui. Il ferma les yeux. « Je sais », répéta-t-il.
La gueule du pistolet s’écarta de sa joue. Soulagé du poids qui écrasait sa poitrine, il ouvrit les yeux. Lennon se relevait, pointant toujours le Glock sur son front.
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