— Tu crois que c’est lui qui a essayé d’enlever Ellen hier ?
— Ça ne me surprendrait pas.
— Comment il était ?
— Brun, les cheveux courts. De taille moyenne, plutôt mince, mais costaud. Tout en os et en muscles, tu vois le genre ? Avec un accent du Sud. Peut-être un Gitan.
— Un Voyageur ?
— Peut-être. Mais il y avait quelque chose… Dans sa manière de se comporter, dans son regard. Il me faisait penser…
— À quoi ?
— À toi. Il m’a fait penser à toi. »
« Et l’autre, il est où ? demanda le Voyageur, les yeux encore à vif.
— J’ai suggéré à mon collègue de ne pas assister à cet entretien, répondit Gordon.
— Pourquoi ça ? »
Gordon aligna son stylo et son bloc-notes sur la table entre eux. « Parce qu’on avait besoin de lui ailleurs. Commençons, voulez-vous ? »
Le Voyageur sourit. « C’est quand vous voulez. »
Gordon ne lui rendit pas son sourire. « Je m’interroge sur les contacts que vous pourriez avoir à Belfast.
— Aucun commentaire.
— Au cours de votre arrestation et de nos recherches subséquentes, nous n’avons trouvé qu’une seule arme et deux cartouches. Nous soupçonnons qu’une personne en ville cache du matériel pour vous.
— Aucun commentaire.
— Nous aurons bientôt l’autorisation de fouiller votre chambre d’hôtel. Y découvrirons-nous quelque élément de nature à vous incriminer ?
— Aucun commentaire.
— Si vous coopérez maintenant en nous indiquant ce que nous pourrions trouver et à quel endroit, nous en tiendrons compte dans les recommandations que nous transmettrons au Bureau du procureur.
— Aucun commentaire. »
Gordon arrêta le magnétophone. Il se leva, vint s’asseoir sur le bord de la table près du Voyageur et croisa les bras. « Je regrette que ce ne soit plus comme avant, dit-il.
— Ah bon ?
— Oui. Avant la police Ombudsman et la Commission des droits de l’homme. En ce temps-là, on pouvait interroger les gens de manière un peu plus… disons… musclée. On appliquait toutes sortes de méthodes, et personne n’y trouvait à redire. J’ai envoyé plus d’un salopard à l’ombre après l’avoir fait avouer. Il ne fallait pas nous donner du “aucun commentaire”, à l’époque. Je suis chrétien, vous savez.
— Tant mieux pour vous.
— Je m’en porte très bien, oui. C’est ma p’tite dame qui m’a converti. Autrefois, j’étais un pilier de bar. Elle m’a vite débarrassé de mes mauvaises habitudes et m’a traîné à l’église pour que je me remette d’accord avec le monsieur là-haut. C’était dans les années, voyons voir… En 1979, 1980. Et ce qui est amusant, vous voulez savoir ? Tabasser des types de votre espèce et vous faire avaler vos dents, ça ne m’a jamais posé de problème. Je me suis toujours bien arrangé avec ma foi.
— Une chance.
— Je ne vous le fais pas dire. Voyez-vous, je suis très attaché à mes valeurs. Je ne peux pas vivre sans. Mais quand je me trouve en face d’un type comme vous ou des autres raclures que j’ai envoyées en cabane, je mets mes principes de côté. Parce que vous êtes une brute. Notre-Seigneur là-haut, vous ne l’intéressez pas plus qu’un cochon dans un abattoir, et moi non plus. »
Le Voyageur fit mine d’être offensé. « Mais enfin, je ne…
— La ferme. » Gordon se pencha plus près. « Les mœurs ont changé. Je n’ai jamais considéré ça comme de la torture, mais seulement comme des interrogatoires rondement menés. Les âmes sensibles et les hommes politiques voient les choses différemment, c’est tout. Sauf qu’il n’est pas trop tard pour revenir en arrière, et puisque vous êtes déjà passablement abîmé, je n’aurais guère à m’inquiéter de ne pas laisser de marques. Alors vous allez répondre à mes questions, sinon je vous donne un petit aperçu des pratiques d’antan. Compris ? »
Le Voyageur ne répondit pas.
Gordon lui saisit le visage d’une main épaisse. « Compris ? »
Le Voyageur haussa les épaules.
Gordon retira sa main, l’essuya sur son pantalon. « Parfait. Allez, on y retourne. »
Il reprit sa place à la table, mit en marche le magnétophone et attrapa son stylo.
« Qui est votre contact à Belfast ? »
Le Voyageur répondit avec un grand sourire : « Aucun commentaire. »
Avant que Gordon n’ait le temps de réagir, la porte s’ouvrit. Le flic au teint pâle entra. Il s’approcha de Gordon, se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le Voyageur regardait toujours droit devant lui.
Gordon arrêta le magnétophone, toussa, et suivit son collègue dans le couloir.
Le Voyageur se passa la langue sur la lèvre supérieure en souriant.
« Merde, dit Lennon.
— Je suis désolé, vous êtes la seule possibilité, répondit la voix de Gordon au téléphone.
— Je préférerais rester ici.
— Personne ne sait où est “ici”. Même pas moi, alors de quoi avez-vous peur ? La direction de l’hôtel a donné son feu vert et j’ai besoin de quelqu’un d’expérimenté pour superviser la fouille. Le seul autre officier que je pourrais envoyer, c’est Dan Hewitt.
— Non, j’y vais. J’y serai dans une demi-heure.
— Bien. »
Lennon passa au salon et s’assit sur le canapé à côté de Marie. Ellen somnolait sur les genoux de sa mère, devant les images muettes de clips qui passaient pendant la nuit sur l’énorme télévision de Roscoe. « Je dois y aller, dit-il. Mais si tu préfères, je reste.
— Non, répondit Marie. Je n’ai pas besoin de chien de garde.
— Il ne t’arrivera rien, dit Lennon. Roscoe a fait blinder l’appart. C’est Fort Knox ici. Deux verrous et une chaîne à la porte. Du solide. En plus, personne ne sait que tu es ici.
— Roscoe, il le sait.
— Je lui fais confiance.
— Moi non. »
Lennon sortit le Glock de son étui et le tendit. « Tiens. »
Marie regarda fixement l’arme. « Non.
— Prends-le. Tu te sentiras mieux.
— Ça, j’en doute fort.
— Alors, ça me fera me sentir mieux, moi .
— Je ne saurais pas quoi en faire.
— C’est facile, expliqua Lennon. Tu recules ça pour charger. Ensuite, tu pointes et tu appuies sur la détente.
— Je n’en veux pas.
— Prends-le. » Il lui présenta le Glock. Voyant qu’elle refusait toujours, il se leva et, traversant la pièce, leva le bras pour le poser sur une étagère en hauteur, hors d’atteinte d’Ellen. « Il est là, si jamais tu en as besoin. Mais ce ne sera pas la peine. »
Marie ne répondit pas, les yeux baissés sur le canapé où elle berçait sa fille endormie.
« Je serai absent une heure, deux maximum, dit Lennon. Je reviens. C’est promis. »
Le bruit de lourdes bottes résonnant sur le carrelage tira le Voyageur de sa torpeur. Son corps lui faisait mal à force de rester allongé sur le mince matelas. Il se dressa sur son séant dans le noir, renifla et essuya l’œil qui n’était pas bandé. Il tendit l’oreille.
Des hommes qui couraient, des voix dures. Pas de panique, mais c’était malgré tout une urgence. Une voix appela un médecin. Une autre demanda un couteau. Le Voyageur se leva et alla coller son oreille contre la porte métallique.
Il entendit : « Connard. »
Puis : « Son pantalon. »
Puis : « Il s’est pendu. »
Il sourit. Gagna les toilettes, ouvrit sa braguette, et vida sa vessie. Se rajusta, remonta la fermeture. Prit une profonde inspiration, se campa solidement sur ses jambes, fit face à la porte, et attendit.
Au bout d’une dizaine de minutes environ, des pas martelèrent à nouveau le couloir et passèrent devant sa cellule pour s’enfoncer plus avant dans la zone de détention. Le bruit décrut peu à peu, tandis que des voix pressantes s’élevaient plus loin.
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