Fegan accéléra pour le rattraper. Les policiers ne remarquèrent rien, trop occupés qu’ils étaient à se chamailler à propos des frites. Que s’était-il passé ? Au téléphone, le flic avait dit que Marie et Ellen étaient en sécurité, et Fegan le croyait. Mais pour combien de temps ? Si quelqu’un les avait déjà mises en danger, il y aurait une autre tentative. Fegan pressa le pas. Il n’était plus qu’à quelques mètres derrière le jeune homme quand ils atteignirent le carrefour Eglantine Avenue-Malone Road.
« Qu’est-ce qu’ils vous ont raconté ? » demanda Fegan aimablement, l’air détaché.
Le jeune homme tourna la tête. « Pardon ?
— Là-bas, devant la maison. » Fegan lui emboîta le pas. « La police… Il s’est passé quelque chose ? »
Le jeune homme plissa le front, mal à l’aise. Il jeta un regard tout autour. Malone Road débordait de vie. Fegan gardait les mains dans ses poches. « Je suis curieux de savoir », dit-il d’une voix chaleureuse.
Le jeune homme ne ralentit pas. « La femme qui habitait là avant…, commença-t-il. Elle a eu des ennuis. À l’hôpital.
— Quel genre d’ennuis ?
— J’ai juste entendu les infos. Il paraît que quelqu’un a essayé d’enlever sa fille. La police est venue hier chercher des affaires pour elle.
— Tout va bien ? La petite ?
— Je crois, oui.
— Ils ont dit où elle était maintenant ?
— Non.
— Avec le flic ? »
Le jeune homme s’immobilisa. Il se tourna vers l’université, puis vers l’autre extrémité de Malone Road. « Quel flic ? Et qui êtes-vous ? »
Fegan sentit que ses joues devenaient brûlantes. « Personne. J’étais assis à une table du café, au bout de la rue. La serveuse a dit qu’il s’était passé quelque chose. Je voulais juste savoir. »
Le jeune homme se remit à marcher. « Je ne sais pas où elle est. Je n’ai rien à voir avec ça. Vous n’avez qu’à demander aux flics. Il faut que j’y aille… J’ai cours et je suis en retard. »
Fegan le suivit, hésitant entre la prudence et le désespoir. « Elles ont été blessées ? »
Le jeune homme accéléra le pas. « Je ne sais pas. Je ne crois pas. Il faut vraiment que j’y aille…
— Est-ce que…
— Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas au courant. »
Fegan ralentit et se laissa peu à peu distancer. « Merci », lança-t-il au jeune homme.
Celui-ci jeta un dernier regard par-dessus son épaule mais ne répondit rien. Un peu plus loin, au feu rouge, il se mit à courir.
Le flic au teint pâle entra dans la cellule du Voyageur, referma la porte et resta immobile, le visage luisant de sueur. Le Voyageur était étendu sur son matelas, une main derrière la tête, l’autre sur le ventre. La peau de son poignet le démangeait sous le bandage.
« Vous savez qui je suis ? » demanda le policier.
Le Voyageur ne comprenait fichtre rien au badge accroché à la poche de sa veste. « Non. Pourquoi ? Je devrais le savoir ?
— Non. »
Le Voyageur renifla. « Bon. Alors, tout va bien. »
Le flic s’approcha. « Vous vous êtes très bien comporté, jusqu’à présent. Vous n’avez rien laissé filtrer. »
Le Voyageur voulut s’asseoir.
« Ne bougez pas, et écoutez-moi. »
Le Voyageur se rallongea.
« Nous avons un ami commun, reprit le flic. Il est extrêmement mécontent et a pensé organiser un accident dans votre cellule. La peur, la culpabilité, et pour finir, le fait de vous être fait prendre… On pourrait bien croire que tout ça vous a poussé au suicide. Personne ne vous surveille, personne ne s’y attendrait. Ce serait vite arrivé. »
Le Voyageur tripota les fils qui s’effrangeaient au bord du pansement. « Dites à notre ami commun de venir me menacer en personne, s’il en a les couilles. »
Le flic s’approcha plus près et se pencha en avant. « Ne jouez pas les caïds avec moi, petit merdeux, si vous ne voulez pas qu’on vous retrouve pendu avant minuit. »
Le Voyageur se dressa sur son séant. Le flic recula. De pâle qu’il était, il devint encore plus blanc. Il sortit une petite bombe aérosol de la poche de son pantalon et la secoua.
« Ne bougez pas, sinon je vous asperge. »
Le Voyageur sourit. « On vous demandera de vous expliquer. Vous n’avez pas le droit d’avoir du gaz lacrymogène sur vous, sauf si vous êtes en patrouille.
— Je suis dans une cellule avec un suspect qu’on sait violent. C’est une précaution qui peut s’avérer utile. »
Le Voyageur se leva. « Y a plus qu’un seul œil, alors vous avez intérêt à bien viser.
— Asseyez-vous », dit le flic en pointant l’aérosol.
Le Voyageur grimaça un sourire. « Allez vous faire foutre. Vos conneries du Nord, moi je… »
Le spray frappa son œil valide comme des aiguilles de feu. Il aspira l’air pour crier, mais la brûlure envahissait sa gorge et ses narines. Le cri sortit sous la forme d’un sifflement étranglé. Une main posée sur sa poitrine le poussa en arrière. Il tomba assis. Bien que ce ne fût pas le geste à faire, il eut recours à sa manche pour se frotter l’œil.
« Je ne vous le conseille pas, dit le flic. Ce sera pire. Laissez votre œil se rincer tout seul.
— Bordel de merde putain de sale connard. » Il aurait continué à déverser sur le flic tous les jurons de son répertoire, mais sa gorge enflammée ne répondait plus. Il toussa et cracha, mobilisant chaque parcelle de sa tête et de sa poitrine capable de produire un liquide.
« Taisez-vous et écoutez », dit le flic.
Le Voyageur gémissait entre ses dents en martelant le sol de ses semelles.
« Vous m’écoutez ? Après, je vous donnerai une serviette humide. Prêt ? »
Le Voyageur ne bougea plus. Il hocha la tête, les yeux hermétiquement fermés.
« Bien… » À travers le brasier de l’enfer, le Voyageur distingua à peine le flic qui s’accroupissait devant lui. « Notre ami commun est un homme très généreux. C’est pourquoi vous n’aurez pas d’accident dans votre cellule ce soir, du moment que vous suivez mes instructions. Il y a moyen de rattraper ça. De finaliser votre petit projet, tout en me tirant d’un mauvais pas. Alors ? Vous êtes intéressé ? »
Le Voyageur exhala bruyamment. Il sentit la morve s’échapper de son nez et lui goutter sur les lèvres. « Parlez », dit-il.
« Il ne lâche rien », déclara l’inspecteur principal Gordon.
Debout dans la minuscule cuisine, Lennon regardait Ellen jouer. Il cala le téléphone contre son épaule. « Et les empreintes digitales ? »
Gordon semblait fatigué. « Rien non plus. Les échantillons d’ADN ont été envoyés, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. Toutes les coordonnées qu’il nous a données sont celles de personnes réelles, des hommes de son âge. Il en a mémorisé une bonne dizaine. Ses vêtements sont neufs et proviennent de Dunnes et de Primark. Son portefeuille ne contenait que des espèces, des livres sterling et des euros, plus une carte-clé d’un hôtel dans University Street. On attend l’accord de la direction pour fouiller la chambre. Ça ne devrait pas tarder… J’aurai peut-être besoin de vous.
— Non, répondit Lennon. Je ne veux pas laisser Marie et Ellen.
— Où sont-elles ? Et vous, d’ailleurs ? Où êtes-vous ?
— Je ne peux pas vous le dire. Pas avant qu’on sache qui est ce type, et qui l’a envoyé.
— Je comprends, dit Gordon. Bien qu’elles soient en sécurité maintenant, puisqu’on le tient. Je vais essayer de mettre quelqu’un d’autre sur la fouille, mais je préférerais que ce soit vous.
— Je croyais que j’étais en congé, dit Lennon. Ce sont vos ordres.
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