La poste se dressait en retrait de la rue dans un petit centre commercial piéton, à côté d’un marchand de journaux. Il y avait un café en face. J’allais y déjeuner de temps en temps. Mais pas trop souvent. Je ne voulais pas qu’on me remarque, assis derrière la vitre à surveiller la poste avec mon sandwich à l’œuf et ma tasse de thé.
Après le travail, elle partait parfois avec une autre fille, ou bien toute seule. Certains jours, je la suivais. Elle empruntait Cheetham Hill Road, où l’on croise tous ces hommes barbus en costumes sombres et chapeaux à large bord, les femmes coiffées de perruques. La synagogue, les boutiques casher. Plus loin, sur le quai, elle attendait de prendre l’un des nombreux autobus orange à deux étages qui sillonnaient la rue jusqu’à tard le soir.
Il m’a fallu deux ou trois essais avant d’avoir le courage de me joindre à la file d’attente derrière elle, de monter, et de payer le chauffeur pour recevoir mon billet. Je suis allé dans le fond avec les écoliers qui crient à tue-tête. Je voyais ses cheveux jaunes. Même lorsqu’il n’y avait plus de place en bas et qu’elle devait rester debout, elle ne grimpait jamais à l’étage. Son arrêt n’était pas très loin, il faut dire.
Je regardais le spectacle de la rue qui changeait à mesure que le bus approchait du centre-ville. Magasins alignés au long des trottoirs, restaurants bon marché, gargotes. Quelques enseignes franchisées, un McDonald, un supermarché Kwik-Save. En moins de cinq minutes, les bâtiments et immeubles faisaient place à des habitations, rangées après rangées de vieilles maisons en briques rouges perpendiculaires à l’artère principale.
Au bout de huit minutes de trajet environ, elle descendait. Elle attendait au feu pour traverser. Je la voyais de ma place. Bien sûr, j’aurais pu la suivre jusqu’à chez elle, découvrir où elle habitait. Mais je n’avais droit qu’à une seule tentative. Il était presque certain qu’elle me remarquerait. Une fois, cela n’aurait pas beaucoup d’importance. Deux fois, et tous mes efforts seraient réduits à néant.
Six semaines et trois jours après avoir posé les yeux sur elle, je l’ai suivie. Le chantier avait repris, mais j’avais accumulé trop d’absences et le contremaître venait de me renvoyer une semaine plus tôt, il m’avait viré de la maison, et je dormais dans mon fourgon. Je buvais des tasses de thé dans des cafés pour profiter des toilettes et me laver.
Ce jour-là, j’ai attendu dans la file du bus derrière Gwen comme déjà une douzaine de fois, en laissant cinq personnes entre elle et moi. J’ai payé le chauffeur, j’ai pris le billet, je suis allé au fond. Les écoliers qui braillaient, les mères qui grondaient leurs petits, les employées des magasins qui échangeaient toutes sortes de potins. Leur bruit m’assaillait comme des nuées de mouches vrombissant autour de mes oreilles. J’avais envie de les chasser, de les faire taire, mais je devais rester calme. Ne pas attirer l’attention.
Je me suis installé près d’un homme corpulent au teint basané, en me tenant à la barre, penché pour la surveiller.
Un jeune garçon assis de l’autre côté de l’allée lui parlait. Le genre voyou avec une coiffure hideuse, tempes rasées, cheveux aplatis au gel sur le dessus. Un survêtement, une boucle d’oreille. Il essayait de la faire rire, elle essayait de ne pas lui prêter attention. Je le voyais bien.
La colère est montée en moi. J’avais envie qu’il cesse, qu’il lui fiche la paix. Envie de lui arracher sa boucle d’oreille. De lui défoncer la tête à coups de poing. À chaque arrêt, je me retenais de hurler, descends, dégage, laisse ma Gwen tranquille.
Mais il est resté. Il continuait à lui sourire et à la baratiner, elle, à l’ignorer, et moi, à me taire pendant que la sueur perlait sur mes côtes.
Gwen est descendue cinq minutes plus tard à peine, mais cela m’a paru des heures. Elle s’est levée quand le bus a ralenti et est partie vers l’avant. Le jeune voyou l’a suivie. Moi aussi.
Une douzaine de personnes se bousculaient dans l’allée. Pressées contre moi, contre Gwen, contre le jeune homme. Je les sentais toutes, leur transpiration, leur saleté, mais surtout je la sentais, elle, vivante et propre.
Les épaules ont joué les unes contre les autres, le bus s’est arrêté et les portes se sont ouvertes. Le flot qui m’entraînait m’a déposé sur le trottoir. La masse s’est désagrégée, certains s’éloignaient déjà pour traverser au feu.
Le garçon ne renonçait pas. À présent, j’entendais ce qu’il lui disait.
« Allez, quoi, on essaie. Peut-être que tu me trouveras sympa. »
Elle refusait de le regarder. « J’ai dit non, merci.
— Juste une fois, a-t-il insisté en se penchant plus près. On boit un verre, c’est tout. »
Le signal pour les piétons est passé au vert. Elle s’est avancée résolument en le distançant de quelques pas.
« Un verre, a-t-il encore lancé. Allez, juste un. »
Elle a accéléré l’allure, l’obligeant à courir pour la rattraper. Alors qu’elle atteignait le trottoir d’en face, il s’est retrouvé happé par la foule des gens qui venaient dans le sens opposé. Je me tenais derrière lui, sans la lâcher des yeux.
Après avoir enfin traversé, il a ralenti, tout essoufflé. « D’accord, va te faire foutre. Connasse. »
Si elle l’a entendu, elle n’en a rien laissé paraître. Elle filait tête baissée.
Le garçon s’est retourné et a vu que je l’observais.
« Qu’est-ce que t’as à me regarder, toi ? Tu me cherches ? »
Si je n’avais pas voulu éviter une scène, je lui aurais sauté à la gorge. Mais je me suis contenté de le dévisager, je l’ai laissé entrevoir un peu de moi, de la méchanceté profonde qui m’habite.
Il n’a plus rien dit et est devenu tout pâle. Il a dégluti, tourné les talons, puis il est parti. Un animal en reconnaît un autre. Il sait quand tenir tête, et quand prendre la fuite.
Gwen avait disparu au coin d’une maison. Elle avait déjà une bonne longueur d’avance sur moi lorsque je me suis engagé dans la rue à mon tour. Habitations mitoyennes, fenêtres en saillie, minuscules jardinets. Aboiements de chien, grondement assourdi de la circulation. L’heure grise et terne, quand le soleil décline et que les lampadaires ne sont pas encore allumés.
Elle a traversé la chaussée en passant entre les voitures stationnées pour gagner une rue perpendiculaire. J’ai continué sur le même trottoir, à vingt mètres derrière elle. Arrivé à l’intersection, je l’ai regardée s’arrêter devant la sixième porte, sortir une clé de son sac, et entrer.
Je suis resté là aussi longtemps que je pouvais m’y risquer, absorbant tout ce que je voyais. Puis je me suis lancé. Sans me presser, ni traîner les pieds. Pas de jardins ici, les façades ouvraient directement sur le trottoir. La peinture des huisseries s’écaillait. L’une des maisons était condamnée.
Deux portes avant celle de Gwen, un étroit passage conduisait à la rue suivante, coupé par une ruelle transversale qui longeait l’arrière des maisons. Je me suis représenté mentalement des jardins clos de murs, avec des herbes dans les fissures du ciment et des poubelles débordant de détritus.
Au bout de sa rue, j’ai tourné à gauche et je suis parvenu au débouché de la ruelle. Sans m’arrêter, je m’y suis enfoncé, tête baissée, comme si je savais parfaitement où j’allais. Un homme qui prend un raccourci, c’est tout.
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