Stuart Neville - Le silence pour toujours

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Après avoir été grièvement blessé dans une fusillade, l’inspecteur Jack Lennon voit sa vie partir à la dérive. Un jour, Rea Carlisle, une ex-petite amie, lui demande de l’aide. Rea, fille d’un politicien influent, a hérité de la maison d’un oncle qu’elle n’a jamais vraiment connu. En triant les affaires du défunt, elle tombe sur un album relié en cuir. Son contenu la remplit d’effroi. Page après page, elle découvre un catalogue de meurtres avec mèches de cheveux, ongles et autres souvenirs macabres. Impossible pour elle d’aller trouver la police vu la position de son père ; mais au moment où elle s’apprête à rencontrer Jack Lennon, l’album disparaît…
Les terribles fantômes de Belfast n’ont pas fini de hanter les vivants.
STUART NEVILLE
Les Fantômes de Belfast « Il n’oublie jamais le cœur humain qui bat derrière la plus grande noirceur. » Val McDermid « Le thriller psychologique et la procédure policière se combinent en un roman haletant signé par un maître du genre. » Publishers Weekly

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Sa tête heurta la rambarde en bois de l’escalier et un éclair fulgurant s’alluma derrière ses yeux. Le monde vacilla, bascula, le temps crissait comme du papier que l’on replie.

Une chaleur, un goût de métal dans la bouche. En déglutissant, elle sentit sa langue à vif. Sans doute se l’était-elle mordue, mais elle ne se rappelait pas à quel moment. Combien de minutes s’étaient-elles écoulées ?

Rea se mit sur son séant, adossée à la rambarde. Elle effleura délicatement l’arrière de sa tête. Sensible, mais pas ouverte. Un œuf de pigeon se formait déjà. Elle tourna la tête d’un côté et de l’autre. Les muscles raidis de son cou lui faisaient mal. Ça aurait pu être pire, pensa-t-elle. Elle connaissait un garçon à l’école qui était resté paralysé du cou jusqu’aux doigts de pied après une simple chute.

Qu’est-ce qui lui avait pris ? Elle aurait dû attendre l’arrivée de son père. Mais voilà, elle avait toujours fonctionné ainsi. Des élans de bravoure, suivis de regrets, puis des retours au filet de sécurité parental.

Tout ça pour ouvrir une saleté de porte.

C’est alors qu’elle leva les yeux et découvrit le trou béant dans le mur. Et la pièce derrière, sombre comme une caverne.

5

Lennon franchit les portes de la vieille église presbytérienne de Falls Road, agrandie et reconvertie en un centre culturel gaélique qui comportait un théâtre, un café, des salles d’exposition et des galeries d’art. Il monta à l’étage et parvint à une classe, vide. La professeur de danse irlandaise terminait de rassembler ses affaires. Lennon ne se rappelait pas son nom.

« Je viens chercher ma fille », dit-il.

La jeune femme leva les yeux des CD qu’elle fourrait dans un sac.

« Ellen McKenna », précisa Lennon.

Elle sourit. « Oh, Ellen ? Sa tante l’a emmenée. »

Lennon jura dans sa barbe. Il n’avait que dix minutes de retard, mais Bernie McKenna en avait profité pour fondre sur Ellen et l’embarquer. Elle habitait à deux pas et devait déjà être en train de lui préparer à manger.

Il remercia la professeur, redescendit et sortit dans la rue.

Les cours de danse irlandaise étaient l’idée de Bernie McKenna. Ellen montrait peu d’enthousiasme et s’entraînait rarement à la maison mais, en cédant, Lennon avait au moins obtenu que Bernie cesse de le harceler. S’il n’en avait tenu qu’à lui, il n’aurait autorisé aucun contact entre Ellen et sa famille du côté maternel. Ces gens-là avaient rejeté l’enfant pendant que Marie McKenna était en vie — ils estimaient que celle-ci les avait trahis en tombant enceinte d’un flic —, mais depuis qu’Ellen avait perdu sa mère, ils essayaient par tous les moyens de l’arracher à Lennon.

C’était Susan qui l’avait persuadé d’accorder ce droit de visite aux McKenna. Ellen était de leur sang, lui avait-elle rappelé, il ne pouvait décemment pas leur interdire de la voir. Mais Lennon savait dans quelles sordides malversations feu Michael McKenna avait trempé, comme la plupart des membres de son clan encore aujourd’hui. Il avait pourtant accepté, et permettait à Bernie McKenna de récupérer Ellen à l’école une fois par semaine pour l’amener à ce cours de danse. Ça, plus une journée entière, un samedi sur deux.

Lennon tourna le coin de Fallswater Parade, une rue étroite, bordée de maisons identiques, chacune avec un jardinet sur le devant fermé par un muret. Celle de Bernie McKenna se logeait au milieu, après une légère pente. Lennon savait que la vieille mère de Bernie et une de ses sœurs habitaient à côté, et une autre sœur en face avec sa famille. La mère d’Ellen avait grandi dans une de ces maisons.

Le portillon en fer grinça sur ses gonds. Un chien aboya chez un voisin. En trois enjambées, Lennon atteignit la porte et frappa.

La porte s’ouvrit presque immédiatement.

Bernie McKenna l’accueillit avec aigreur. « Tiens, vous voilà enfin.

— J’étais à peine en retard, dit Lennon, dont l’agacement se muait déjà en colère. Elle est prête ?

— Je suis en train de lui préparer quelque chose à manger.

— Elle dînera à la maison. Je ne veux pas me retrouver coincé dans la circulation.

— Papa. » La voix d’Ellen jaillit dans l’entrée.

Elle arriva en courant, attrapa ses sacs par terre, bouscula sa grand-tante et sortit sur le seuil. Puis, prenant la main de son père, elle l’entraîna vers la rue.

Bernie pinça les lèvres. « Très bien. Mais à l’avenir, ne laissez pas passer l’heure. »

Lennon arrêta Ellen dans sa fuite. « Sois polie, dis au revoir à ta tante. »

Ellen se retourna et obéit aussi gracieusement que possible.

Au moment où ils s’apprêtaient à franchir le portillon, Bernie lança : « Au fait, vous avez réfléchi à ce dont nous avons parlé la semaine dernière ? »

Lennon s’arrêta. « Pardon ? »

— Pour sa confirmation… » Bernie les rattrapa. « Vous avez dit que vous y réfléchiriez.

— Absolument pas. J’ai refusé. C’est vous qui m’avez demandé de réfléchir. Bref, c’est toujours non.

— Mais elle va bientôt avoir dix ans. Elle devrait faire sa confirmation. Si vous l’aviez envoyée dans une bonne école, pas chez ces espèces de protestants, elle aurait déjà…

— C’est une excellente école. Elle a ses amies là-bas. Je n’impose aucune religion à ma fille, protestante, catholique ou autre. Elle décidera quand elle sera assez grande. »

La voix de Bernie monta d’un cran. « Mais comment pourra-t-elle décider si vous ne la laissez pas aller à la messe ? Même sa mère a eu la décence de la faire baptiser.

— Ne recommencez pas avec ça. » Serrant la main d’Ellen dans la sienne, Lennon partit vers Falls Road.

« Voilà ce qui arrive quand un homme élève un enfant ! cria Bernie derrière eux. C’est une honte. »

Il fit la sourde oreille.

Dans la voiture qui s’écartait du trottoir et accélérait au milieu de la circulation, la voix d’Ellen s’éleva derrière lui.

« J’ai plus envie d’aller à la danse. »

Il lui jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. « Ça fait plaisir à ta tante Bernie.

— Ma grand-tante.

— Peu importe, c’est ta famille. Moi non plus, ça ne me plaît pas, mais c’est comme ça. Juste une fois par semaine. Tu peux bien la supporter une fois par semaine, non ? »

Ellen détourna les yeux.

« Non ? répéta Lennon.

— Si…

— Bravo, ma fille. Voilà ce qui se passe, quand on grandit. Il y a des choses qu’on n’a pas envie de faire, mais qu’on fait quand même, parce qu’il le faut. Tu comprends ?

— Oui… »

Ellen resta silencieuse un moment. Puis elle demanda : « Pourquoi est-ce que tante Bernie te déteste ? »

Lennon freina à l’approche d’un feu rouge. « Elle pense que je ne suis pas quelqu’un de bien.

— Pourquoi elle pense ça ?

— Déjà, parce qu’elle n’aime pas les policiers. Et elle m’accuse de ce qui est arrivé à ta mère. »

Ellen secoua la tête. « C’est bête. Tu as essayé de l’aider. »

Lennon aurait pu débattre avec sa fille, avouer que lui-même se reprochait parfois la mort de Marie McKenna, bien que ne reconnaissant aucune logique à cette idée. Il aurait pu confier à Ellen que le destin de sa mère n’était qu’un parmi les fardeaux qu’il portait sur ses épaules tous les jours.

« Je t’aime, dit-il seulement. Tu le sais, ça, hein ? »

Il entendit le déclic de la ceinture de sécurité, et elle vint lui mettre les bras autour du cou. Il l’embrassa sur la main. Reçut ses lèvres sur sa joue. Se sentit propre, pour la première fois aujourd’hui.

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