Stuart Neville - Le silence pour toujours

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Après avoir été grièvement blessé dans une fusillade, l’inspecteur Jack Lennon voit sa vie partir à la dérive. Un jour, Rea Carlisle, une ex-petite amie, lui demande de l’aide. Rea, fille d’un politicien influent, a hérité de la maison d’un oncle qu’elle n’a jamais vraiment connu. En triant les affaires du défunt, elle tombe sur un album relié en cuir. Son contenu la remplit d’effroi. Page après page, elle découvre un catalogue de meurtres avec mèches de cheveux, ongles et autres souvenirs macabres. Impossible pour elle d’aller trouver la police vu la position de son père ; mais au moment où elle s’apprête à rencontrer Jack Lennon, l’album disparaît…
Les terribles fantômes de Belfast n’ont pas fini de hanter les vivants.
STUART NEVILLE
Les Fantômes de Belfast « Il n’oublie jamais le cœur humain qui bat derrière la plus grande noirceur. » Val McDermid « Le thriller psychologique et la procédure policière se combinent en un roman haletant signé par un maître du genre. » Publishers Weekly

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Quand elle eut fini, le ventre vide et douloureux, elle se rinça la bouche et s’aspergea le visage d’eau froide. Sa peau gardait le souvenir de l’ongle déchiré. Une nausée lui retourna à nouveau l’estomac, mais elle n’avait plus rien à rendre.

Rea se laissa choir par terre et appuya le dos contre le rebord de la baignoire. Elle croisa les doigts, fort, pour contenir les tremblements qui la secouaient du plus profond.

« C’est pas vrai… »

Mais il n’y avait aucun doute. C’était un ongle humain. Celui d’une femme, d’après la forme. Et les cheveux. Avaient-ils appartenus à la femme de Raymond ? Les conservait-il en sa mémoire ? L’appelait-il Gwen, en lui inventant un surnom affectueux ?

Elle se représenta oncle Raymond, ou du moins l’ombre fantomatique qu’il était dans sa mémoire, penché sur le cercueil de sa femme, ciseaux dans une main, pinces dans l’autre.

Prise d’une irrépressible envie de rire, elle plaqua une main sur sa bouche pour se contenir. Personne n’entendrait, mais quand même, elle ne voulait pas se moquer d’un mort et de son chagrin.

Allez, se dit-elle. Ressaisis-toi. Va regarder. C’est dégoûtant, mais ça ne te tuera pas.

Rea ferma les yeux, compta jusqu’à dix, et se leva. Sur le seuil de la chambre, elle marqua une pause. Le registre était toujours ouvert sur la table, là où elle l’avait laissé, avec l’enveloppe contenant les photos. Elle entra lentement, silencieusement, comme si elle craignait de le réveiller.

Elle s’arrêta. Ne sois pas si stupide. Des cheveux et un ongle. C’est tout.

Debout près de la table, elle considéra le registre. Quel homme étrange, pensa-t-elle, si triste, qui conservait de telles choses ici. Des trésors pour lui, peut-être. Précieux objets qu’il fallait enfermer à double tour. Elle attrapa le coin de la page, la tourna, la laissa retomber de l’autre côté.

« Oh non. »

Un article découpé dans un journal.

GWEN DISPARUE AURAIT ÉTÉ ENLEVÉE.

La photo en noir et blanc d’une jeune femme, un portrait réalisé en studio. Sourire réticent, joli visage, coiffure et bijoux d’une autre époque.

« Mon Dieu, non. »

La photo était accompagnée d’une légende en caractères gras.

La police du Grand Manchester exprime son inquiétude sur le sort de Gwen Headley, 23 ans, disparue depuis samedi matin.

Rea eut soudain très froid, comme si tout l’air de cette pièce secrète s’était insinué sous ses vêtements. Elle frissonna en luttant contre l’envie de s’enfuir.

Mais elle voulait savoir.

Sur la page opposée, des feuillets détachés d’un carnet et collés les uns à la suite des autres, chacun couvert d’une écriture fine et précise. Avec aussi des dessins, petits, délicatement esquissés, représentant la même jeune fille. Et, en tête du premier feuillet, son nom, suivi d’une date.

En dépit du sens commun qui lui criait de s’abstenir, Rea se mit à lire.

Gwen Headley
Mai-juin 1992

Je l’ai rencontrée à la poste de Cheetham Hill Road, dans les quartiers nord de Manchester. Elle travaillait au guichet. Je venais chercher un formulaire de demande d’immatriculation pour le fourgon que j’avais acheté lors de mon dernier chantier. Elle avait des cheveux magnifiques. Je l’ai observée par la vitre tout en feignant de ne pas trouver le formulaire.

J’y suis retourné le lendemain pour acheter des timbres. J’ai attendu, attendu, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à son guichet. Quand je me suis approché de la vitre, elle m’a souri, et j’ai frissonné.

Pendant un moment, je n’ai pas su quoi dire. J’étais là, muet, à la regarder comme un imbécile.

« Vous désirez ? » a-t-elle demandé.

J’ai ouvert la bouche, mais rien n’est sorti. Elle avait haussé les sourcils, un petit sourire amusé aux lèvres, et j’ai eu envie de balancer mon poing dans la vitre.

Enfin, j’ai dit : « Des timbres. »

Le badge sur son chemisier indiquait qu’elle s’appelait Gwen.

« Quel genre de timbres ? »

Je la regardais toujours.

« Tarif prioritaire ou économique ?

Prioritaire. Donnez-m’en une douzaine, s’il vous plaît. »

Elle les a détachés d’une feuille pendant que je prenais l’argent dans ma poche. J’avais le compte exact, au penny près, et j’ai déposé les pièces sur le plateau. Elle m’a fait passer les timbres.

Je suis resté là, les timbres dans la main, pendant je ne sais combien de temps. Au bout d’un moment, elle a demandé : « Il vous faut autre chose ? »

J’ai dit : « Non, pardon », et je suis parti, le visage en feu.

Je n’ai pas dormi cette nuit-là. La vieille maison de George Street que je partageais avec d’autres ouvriers, les lits superposés occupés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les équipes de jour ou de nuit, les craquements et les ronflements autour de moi. Je ne pouvais pas m’ôter son visage de l’esprit. Ce petit sourire malicieux. Comme si elle voyait tout au fond de moi et savait combien je suis pourri à l’intérieur. Avec l’air de me juger.

La pièce sur le devant de la maison était un ancien salon de coiffure, fermé depuis que le propriétaire avait mis la clé sous la porte, abandonnant trois fauteuils pivotants équipés de casques chauffants et les miroirs aux murs. Le nouveau propriétaire ne s’était pas donné la peine de les enlever, et je me suis assis dans un des fauteuils pour réfléchir tandis que le jour se levait.

Alors, j’ai pris ma décision.

Je l’avais déjà fait, souvent, mais toujours sur un coup de tête, sans rien prévoir, parce que j’y étais amené par un enchaînement de circonstances fortuites. Garçons et filles. Combien y en a-t-il eu ? Je ne saurais dire précisément. La première fois remonte à plus de vingt ans, du temps où je travaillais dans la marine marchande. Je ne me rappelle même plus à quoi il ressemblait, juste que ça avait été soudain, rapide, et terminé avant même que j’aie eu conscience d’avoir commencé.

On s’était rencontrés dans un bar. Ensuite, il m’a entraîné au fond d’une ruelle. Il avait envie de me caresser, moi aussi j’en avais envie, et je ne supportais pas.

Je me souviens de la chaleur, et de son silence soudain. Je ne sais pas s’il s’est vraiment tu, ou si je suis devenu sourd pendant un bref instant. En tout cas, chaleur et silence. Et puis, déjà, c’était l’heure de regagner mon bateau. J’ai raconté à l’officier en second que je m’étais accroché avec quelqu’un dans un bar. Il m’a envoyé aux arrêts dans la cale en menaçant de m’amener devant le capitaine le lendemain matin. Beaucoup parmi nous se battaient. Ce n’était pas rare de voir un marin revenir à bord avec du sang sur ses vêtements.

J’ai passé deux semaines avec la terreur d’être pris. Un appel radio serait lancé, on demanderait à interroger l’équipage dans une affaire de meurtre. Au bout d’un mois, la peur m’avait complètement quitté. Je ne m’en suis plus jamais soucié. Pas l’ombre d’une inquiétude.

Cette fois-ci, je voulais faire ça bien. Avoir un plan. Une méthode. Et Gwen serait la première.

J’ai eu de la chance. Le chantier n’avançait plus. La livraison d’un verre spécial importé de Suède était retardée, et tous les ouvriers se retrouvaient obligés de débrayer. On nous a basculés à mi-temps pour nous garder sous la main. La plupart des gars passaient leurs journées à boire, mais pas moi. Je les passais à observer Gwen.

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