— Non ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux pas que tu assistes à ça !!!
Surpris, le criminel hésita un dixième de seconde. À la force des mollets, je me propulsai sur le côté, hors de son champ de vision restreint.
Il tira une fois, trop haut, peinant à tourner sa lourde tête de bois. Je lui expédiai mon pied dans son flanc, il grogna, tira, encore et encore, à l'aveugle… Des stalactites se décrochèrent, poignards acérés. Les frères beuglaient encore, de peur, de douleur.
Je me ruai sur l'homme, il m'agrippa au cou, tous muscles bandés. La pente nous aspira, nos corps roulèrent, brisant les stalagmites les plus fragiles, butant sur les autres. Il cogna, de toute sa rage. Côtes, poitrine, nez. Giclées de sang… Puis pesa de tout son poids sur moi. Ses pectoraux qui saillent, et son halètement, toujours… Plus d'air !
Je me débattais de toute ma hargne, mais mon dos restait plaqué au sol. Mouvements vains, il était trop lourd, le dénivelé m'empêchait de me relever… J'agonisais…
Soudain, deux pieds, juste devant mon nez. Deux petites chaussures rouges, dont l'une propulsa une stalactite brisée dans ma main. Je repliai mes doigts sans force. Un dernier geste…
Je brandis le pic et, gueulant tout mon soûl, le lui plantai entre ses omoplates, jusqu'à sentir la chaleur de sa chair, entendre le son rauque de son dernier râle.
Il s'écroula sur moi, avec la mollesse terrible d'une bête abattue.
Je me redressai, lentement, les mains sur la gorge, crachai, pleurai presque, de ces larmes froides, sans vie.
La fillette se jeta dans mes bras, je pus sentir le parfum de ses cheveux, percevoir les battements de son cœur. Elle vivait. Et elle venait de me sauver la vie.
— J'ai une dernière chose à faire… murmurai-je en la posant doucement.
— Vas-y, mon Franck… Vas-y…
Je m'agenouillai près du corps inerte, ce corps si jeune, dans la force de l'âge, et le retournai.
Le masque africain pâlissait dans l'éclat blanc du projecteur, ses traits figés effrayaient, rappelant le terrible courroux d'un vieux sorcier vaudou.
Avec précautions, je retirai la lanière de cuir, à l'arrière du crâne. La parure glissa alors sur le côté, presque au ralenti, dévoilant un très joli visage, aux traits purs… Le visage d'un enfant qui aurait pu être mon fils.
Ce fils que je n'ai jamais eu, cette fille, que je ne verrai jamais grandir. Cette femme chérie, qui ne vieillira que dans mes souvenirs… Toutes les deux, je vous aime tellement.
Et je pressai l'enfant contre ma poitrine. La petite fille au cœur à droite…
Veyron. Un bon chocolat chaud, dans cet unique troquet, sous ce même étau de pluie, au cœur de cet orage dont la fureur semblait croître des entrailles de la terre. Au creux des montagnes, le noir du ciel écrasait la moindre lueur d'espoir. Tout était fini.
Les secours avaient évacué le corps de Jérémy Crooke pour la morgue, mais son unique tombeau aurait dû, en définitive, rester cette grotte lugubre et glaciale.
Les frères Ménard avaient résisté au poison des fourmis, ils vivraient, mais à quel prix ? Leurs nuits trembleraient de cauchemars et de réveils furieux, avec pour seul goût sur la langue celui de la terreur. Quant aux habitants de La Trompette blanche… Dieu les bénisse…
La fillette se tenait là, face à moi, un nouveau livre de Fantômette entre les mains. De temps en temps, elle relevait ses beaux yeux noirs, me souriait avec une infinie tendresse avant de se replonger dans sa lecture. Je me levais, elle se levait, je buvais, elle me regardait, comme nourrie de chacun de mes gestes. Elle devenait mon ombre, mon soleil, ma vie.
Je ne lui posai pas de questions, pas encore, tout au moins. J'acceptais juste sa présence, dans l'instant, sa présence chaleureuse et frigorifiante, dangereuse et terriblement enivrante. Elle me donnerait des explications. Bientôt.
Je pris la route pour Grenoble où je comptais louer une chambre d'hôtel avant ma remontée vers la capitale. C'était ça, ma vie. Arpenter la pluie.
Un perpétuel recommencement, jalonné de traque et de tristesse. On en arrêtait un, dix autres le relayaient, engendrés par la veine intarissable du mal. Oui, je me sentais triste, mais maintenant elle était là, à mes côtés. Rien que pour moi. Je m'écoutais cogiter, voyais les gens me dévisager bizarrement… Je me dis que, quelque part, je devais devenir fou. Une bien douce folie…
Dans ma descente vers la ville, de grosses gouttes battaient mon pare-brise, mes phares n'éclairaient qu'un crachat saumâtre. Mes yeux plongèrent vers la combe.
Prends garde à ce ravin, Franck. Je sais que plus rien ne te retient ici-bas, maintenant. Mais ne fais pas de bêtises, d'accord ?
Nous t'attendrons le temps qu'il faudra. Éloïse aussi patientera. Il le faudra bien, même si c'est difficile.
Je secouai la tête, plissai le front. Sur le siège passager, la gamine s'agitait. Du bout du pouce, elle tournait les pages de son livre à toute vitesse.
La route ! Prends garde à la route !
Un parapet, devant. La violence d'un virage… Mes freins crissèrent, mes pneus réussirent de justesse à accrocher la route… Le soulagement de l'ultime braquage.
— Il était moins une, hein ? poussai-je d'une voix blanche.
— Moins une pour quoi ?
— Pour qu'on tombe dans le vide, pardi !
— Tu sais, moi je n'aurais pas senti grand-chose…
Un sourire timide chassa mon angoisse.
— Tu… tu penses repartir quand ? Je veux dire… là d'où tu viens ?
— C'est pas moi qui va partir. C'est toi qui vas m'accompagner.
Brusquement, son visage s'obscurcit, ses yeux s'assombrirent plus encore, transpercés de ténèbres. Les pages de Fantômette tournaient seules, à un rythme fou, tandis que ses cheveux s'électrisaient dans l'air.
— Tu dois m'accompagner, Franck ! Dans l'autre monde ! Il est l'heure !
La pente grandissait, le frein moteur gémissait.
— Tu… Tu restes à ta place, OK ? ordonnai-je en tendant un bras dans sa direction. Ne bouge surtout pas de là ! Ce monde-ci me va très bien !
Elle se dressa sur son siège, pareille à un cobra.
— Tu n'as pas le choix ! Il est trop tard !
— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tu attends de moi, bon sang ?
Elle s'abattit sur mon volant.
— Non ! Arrête !!!
La voiture changea brusquement de direction. Le dernier flash qui illumina mon existence explosa dans un grand feu d'étincelles…
La lente respiration des organes. Le grondement chaud du sang, quelque part, dans ses tunnels serrés. Boum boum… Boum boum… Le feulement de l'air, dans ma gorge. Une pulsation de paupières… Le grand éclair blanc du jour. Et les espaces fermés d'une chambre d'hôpital.
Après mon réveil, ce fut Leclerc qui s'approcha le premier, suivi de deux hommes dont l'un en blouse et l'autre en costume sombre.
— Content de te revoir parmi nous, Shark !
Je portai une main à mon crâne. Un bandage me le comprimait.
— Que… que s'est-il passé ?
Le médecin poussa sur ma poitrine, alors que j'essayais de me redresser un peu.
— Votre véhicule a percuté un parapet et s'est encastré dans un rocher, à quelques centimètres d'un ravin. Votre tête a tapé violemment la vitre passager. Vous avez eu une chance phénoménale de vous en être sorti avec si peu de séquelles. Vous n'avez qu'un traumatisme crânien minime.
Par la fenêtre, les cimes enneigées resplendissaient sous le soleil.
— Je… je suis resté inconscient combien de temps ?
— Une vingtaine d'heures… Vous vous êtes réveillé dans l'ambulance et comme vous étiez très agité, nous vous avons administré un sédatif. Vous vous trouvez au CHR de Grenoble…
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