Il fit battre ses pectoraux.
— Sanctus Toxici… Je suppose que c'est par là que tu es remonté jusqu'à moi… Comment tu as su ?
Je me redressai sur mes avant-bras, l'occiput douloureux.
— Mais… qui es-tu ? Quel rapport avec Vincent Crooke ? Pourquoi nous avoir… trompés ?
Il appuya sur un petit bouton, derrière le masque.
— Je n'ai roulé personne !
Sa voix devenait à présent, effectivement, celle de Ray Charles, de Vincent Crooke…
— J'ai juste suivi le chemin qu'il n'a jamais osé suivre. J'ai agi comme il aurait dû agir, en respectant chaque point, chacun de ses défauts et de ses qualités. Jusqu'aux masques. Les masques… Je suppose que toi et ta tripotée d'analystes en avez déduit que Vincent souffrait d'un problème au visage, non ? Que vous êtes stupides !
Il était fier de lui, ça sourdait de ses pores.
— Je te vois réfléchir, tu sembles pensif, fit-il encore. Tu te demandes, hein ? Tu te dis que je suis un pauvre type battu, violé par un père alcoolique. Tu crois qu'adolescent, je torturais des animaux ou tombais en extase devant des incendies, à me branler sous mes couvertures ?
— En partie, oui. En tout cas, tu es sérieusement perturbé.
Il ricana.
— J'ai eu une jeunesse des plus heureuses ; je me rends à la messe chaque dimanche ; je suis sorti dans les premiers de ma promotion et je devais même terminer ma thèse de troisième cycle sur le Plasmodium, avec deux ans d'avance ! Tu le connais bien le Plasmodium maintenant, non ? Ha ! Ha ! Ha ! Mais cette thèse… Je ne la finirai pas… Mes aspirations sont différentes, maintenant… Bien plus… simples…
Il vrilla l'arme sur ma tempe.
— Ma mère m'a choyé, mon père aurait voulu m'aimer, mais il n'a jamais pu. Des saloperies, dans sa tête. Des tas de cauchemars, des montées d'angoisse, le repli sur soi. Je me souviens, plus jeune, il mettait souvent des masques, à la maison, des masques de clown avec de grands sourires, mais… mais ce n'était que pour dissimuler sa détresse… Pour ne pas nous faire ressentir son mal-être, pour cacher ses yeux, chaque jour gonflés de larmes. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'admire pour ça.
Le fils… Il était le fils de Vincent Crooke… Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Il serra plus fort sa crosse.
— Ça te troue le cul tout ça, hein ? Mon père s'est suicidé il y a quatre ans. Je me rappelle encore, à son retour de chez Maleborne, l'hypnotiseur. Il portait le masque blême de Pierrot, ce masque d'une tristesse effroyable, qu'il n'a plus quitté jusqu'à sa mort. Ce soir-là, il nous a tout raconté. Cette enfance, à laquelle je t'ai initié… La beauté de sa mère, sa folie, son dégoût des hommes. Les agressions, les moqueries. Il nous a commenté chacun de ses dessins, ceux qui sont ici, sous tes pieds ou que j'ai volontairement abandonnés dans la péniche… Je voulais que tu apprennes à connaître mon père, progressivement, que tu reconnaisses son calvaire. Que tu comprennes pourquoi ces gens ont été punis. Ils le méritaient, tous ! Ils connaîtront la profonde signification du mot souffrance.
— Mais… Pourquoi la fille des Tisserand ? Elle était innocente !
— Ces deux médecins ont privé mon père de l'être qui comptait le plus pour lui. Je voulais leur rendre la pareille, à ma façon… Et puis… Elle était plutôt bonne…
L'un des frères hurla. Du fond de son masque, l'homme dégorgea un rire ignoble.
— Ha ! Ha ! Ha ! Écoute-les ceux-là ! Si tu les avais entendus supplier ! Je vous en prie, monsieur ! Pitié ! Pitié ! Et patati et patata ! Ils étaient pourtant plus entreprenants quand ils ont traîné de force mon père ici, qu'ils lui ont avoué qu'ils le laisseraient crever comme un chien ! Il n'a jamais glissé, comme ils l'ont prétendu. Ils voulaient le tuer ! Le tuer, tu m'entends ? Hein ! Les gars ? C'est bien ça ? Je ne me trompe pas ?
— Qu… qu'est-ce que tu leur as fait ?
Il agita sa longue tête en bois.
— Wasmannia auropunctata. Des fourmis urticantes d'Amérique du Sud, extrêmement agressives. Elles adorent piquer les yeux et les parties génitales, et pénètrent volontiers dans les endroits à l'abri de la lumière. Une bouche par exemple. Leur poison finira par les occire, à petit feu. Un long… très long supplice… À la hauteur de leur méchanceté.
Je désignai le cadavre, dont les orbites plongeaient dans les miennes.
— Et lui ?
Le masque oscilla, comme une marionnette folle.
— Cette merde ? Tu n'as pas deviné ?
— Ton grand-père… Tu as aussi assassiné ton grand-père…
— Il les a abandonnés à leur triste sort comme de vieilles chaussettes. Veux-tu que je t'explique ce que je lui ai réservé ?
— Tu ne t'en sortiras pas ! On sait qui tu es, toutes les polices du pays sont à tes trousses. Ce n'est plus qu'une question d'heures.
Il approcha sa figure de bois de mon visage, me couvrit de la tiédeur de son haleine.
— Étrange, dit-il en pressant le canon sur mon front. Tu es venu seul ici. Je m'attendais plutôt à l'armada.
— Je voulais Vincent, là, face à moi. Et j'y découvre son fils. Je ne te cache pas ma déception… Ces crimes sont les tiens, uniquement les tiens ! Ils n'ont rien à voir avec ton père !
La face de sorcier se figea brusquement.
— Non, tu n'imites pas ton père ! poursuivis-je en essayant de planter de l'assurance dans ma voix. Il portait des masques pour cacher ses émotions et vous protéger ! Toi, tu te dissimules derrière parce que tu as honte de ce que tu fais, tu n'oses pas affronter le regard de tes victimes ! Pourquoi avoir violé Maria Tisserand par-derrière ? Pourquoi ce bandeau, sur les yeux de sa mère ? Avec le miroir au plafond, ils te voyaient sans te voir, tu cherches à te déculpabiliser de tes actes ! Tu as peur du jugement de Dieu, je me goure ?
— Arrête !
— Quel dilemme, n'est-ce pas ? Croire en Dieu d'un côté, et buter des gens de l'autre. L'enfer ou le paradis ? L'enfer pour toi, sans aucun doute ! Non, tu ne venges pas ton père. Tu salis sa mémoire ! Tu assouvis un besoin de défier, de torturer ! Tu n'en saisis pas la raison, peut-être prends-tu même du plaisir et c'est ce qui te fait le plus mal. Tu n'es pas différent d'un Ted Bundy ou d'un Francis Heaulmes. Une pourriture. Tu es la pire des pourritures !
Le canon, sur mon œil gauche. Le souffle de ses narines, court, saccadé. Il allait appuyer. Ma femme, ma fille… Toutes proches… Un dernier sursaut.
— Attends ! Je t'en prie ! J'ai… j'ai une dernière question ! Tu peux au moins m'accorder ça ! Une dernière question !
— Pourquoi je le ferais ?
— Je… je suis le Méritant, j'ai compris l'histoire de ton père, j'ai ressenti sa souffrance… Tu me dois bien ça… Je t'en prie…
Il jouait cruellement avec le silence.
— Je t'écoute…
Je me relevai davantage, sur les genoux.
— Le parc de la Roseraie… Comment tu as su pour le message, sur le frêne ? Je n'en ai jamais parlé à personne.
Derrière son masque, il sembla réfléchir.
— De quoi tu parles ?
— J'aimerais savoir, avant de rejoindre ma famille… S'il te plaît… Pourquoi avoir lacéré ce que ma femme et moi avions gravé sur le vieil arbre ?
— Je n'ai jamais détruit de tronc ! Je ne t'avais jamais vu avant ! Tu peux me croire, je ne te mentirais pas dans ton ultime instant ! Tu as fini ? T'es prêt à moisir en enfer ?
— Tu… tu m'y rejoin… dras… très… bientôt…
Il y eut un bruit, derrière lui. Des claquements de pas… Mes pupilles frémirent, par-dessus son épaule. La petite, là, à quelques centimètres !
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