— Les frères Damien et Fabien Ménard…
J'eus du mal à déglutir. Les deux hommes martyrisant le corps juvénile recroquevillé sur les fusains. Leurs mains crochues, leurs dents pointues… Eux… Les frères Ménard…
Je me penchai par la fenêtre.
— Je… Je vous rejoins… Encore une chose à vérifier…
— Magnez-vous alors ! grogna Lallain. Je me goure, ou vous faites tout pour me foutre des bâtons dans les roues ?
J'étais resté là, seul, appuyé sur ma voiture, la tête dans mes mains tremblantes. La Trompette blanche ne respirait plus, privée de ses âmes, étouffée par la maladie. Tout s'était passé si vite… Le tueur rachetait sa jeunesse volée, comme Zeus avec Tantale, il avait condamné ces gens à un supplice éternel ; la prison de leur corps. La fièvre partirait et viendrait, les ébranlant, transparente aux notions de temps et d'espace. Pire qu'une exécution. Une bombe, au creux de leurs entrailles. Ils se souviendraient, toujours, à chaque fois… Ils se souviendraient d'une femme qu'il aurait fallu soigner, d'un enfant qu'il aurait fallu aider.
Les premières gouttes éclatèrent comme de grands baisers humides. Je brandis les paumes au ciel, l'eau s'y invita sans retenue, tandis que les collines tressaillaient, leurs sols libérant soudain leurs bonnes odeurs de terre fraîche. Je partis alors, les maisons aux murs blancs et toits rouges s'évanouirent lentement, dans cette brume d'eau, comme si rien de tout cela n'avait existé. Juste un rêve…
Je roulai jusqu'à Veyron, ce village d'où se déroulait l'immense forêt de pins à la pente agressive, érigée d'arbre en arbre jusqu'aux flancs des sommets. Dans quelques heures, on traquerait Vincent partout en France, arpenterait chaque pavé, interrogerait proches, voisins, amis. On chercherait, mais on ne trouverait pas. Parce qu'il avait une dernière mission à accomplir. Ici, en ces terres fracturées.
Les frères Ménard.
Je m'engouffrai dans un bistrot, la veste par-dessus la tête tant le ciel crachait, puis demandai le moyen d'atteindre la Goutte-d'Or. La patronne, un peu surprise, m'accompagna sur la terrasse et désigna une montagne en forme de dent de requin.
— Il n'y a pas de sentier balisé qui mène à la cascade. C'est un endroit sauvage et dangereux, en bordure d'un gouffre d'une dizaine de mètres de profondeur… Je vous déconseillerais d'y aller aujourd'hui… Nous ne sommes pas encore au cœur de l'orage et, croyez-moi, il va être d'une violence rare !
— Je prends le risque…
— Vous seriez pas parisien, vous ?
Elle ravala vite fait son sourire.
— Bon, si vous n'avez pas peur de la foudre, ni de glisser dans la gorge, libre à vous ! Il y a un parking, un peu plus en hauteur. Garez-vous là et attaquez la forêt de cet endroit. Gardez toujours la dent du Diable en ligne de mire. Après deux kilomètres, vous arriverez normalement au bord du canyon. Longez-le par la droite. Vous trouverez alors la cascade… Mais, encore une fois…
Je m'éloignais déjà, dans ces rideaux de pluie, la remerciant d'un bref coup de menton.
Entre un aller-retour d'essuie-glace, je dégotai l'aire de stationnement, un simple espace défriché à l'écart de toute forme de civilisation. Je vérifiai l'état de mon Glock. Chargé, sécurité du percuteur en place. La Maglite, dans ma boîte à gants. Mon portable, que j'enroulai dans un emballage de sandwich. J'étais paré. Seul problème, cette flotte, tant désirée… Et qui se dressait devant moi dans un vacarme de vitre brisée.
Instantanément, ma chemise, mon pantalon se gorgèrent d'eau, mes souliers de boue. Devant, racines piégeuses, silex acérés, aiguilles bruissantes. Et une brusque noirceur de suie. L'orage. Fougueux et diabolique.
En mire, la dent du Diable… Happée en sa pointe par le déluge… Découpée par les troncs sinistres… Mais toujours là, puissante, érigée.
J'imaginais… J'imaginais Vincent, traîné par les deux frères, sous la colère du ciel, dans ces mêmes fureurs liquides, insulté, peut-être battu. Je voyais les ombres croître, autour, comme autant de démons, alors que la forêt se refermait, obscure, pareille à une grande main assassine. J'avançais sur ses pas d'enfant et frissonnais tout autant. Son passé explosait devant mes yeux. Ses hurlements, ses peurs, son calvaire. Aux autres de subir, maintenant. Il allait le leur rendre au décuple. Par la brutalité de ses meurtres.
Je le détestais pour ça.
Combien ? Combien à marcher ? Le sol grimpait, sans cesse. Je m'accrochais aux branches, me hissais aux souches, m'écorchais à sang, ce sang qui ruisselait jusqu'à mes pieds. Les flots boueux enflaient, la pluie claquait sur mon corps, fumant comme une vieille chaudière et je dus, à maintes reprises, faire une pause, essuyer mes doigts gourds et rappeler ce souffle qui ne venait plus.
Cette fin, j'avais déjà l'impression de l'avoir vécue. Pas une impression. La réalité. Il y avait tant d'années. Ces endroits rendus irréels par les éléments déchaînés. Cette quête du Mal absolu. La souffrance des êtres, au-delà de l'entendement. Tout allait-il finir dans le même bain de terreur ?
Les mauvais pressentiments de Del Piero. Peut-être pour maintenant…
J'aurais dû prévenir une équipe. Hélicoptères, fusils, mort. Appeler Leclerc peut-être ? Savoir qui était Vincent ? Non… Non… Je le voulais, face à moi, dans la pureté de mon ignorance. Je le voulais tel que je le concevais. Authentique. Beau et violent. Simple et abominable. Un être par-delà les frontières du bien et du mal.
L'ultime face à face. Un seul vainqueur… Je le tuerai… Je le tuerai de mes propres mains pour ce qu'il avait fait.
Une pente plus abrupte, escaladée à l'arrache, dans un déchirement de gorge. Puis l'haleine d'un ravin. Peu profond. Quinze mètres, à tout casser. En son fond, le gros bouillon d'un torrent. Par la droite , avait dit la femme. Un éclair fracassa un arbre sur l'autre rive. Le paysage flamba, avant de replonger dans ce noir de cataclysme. Le tonnerre faillit ébranler la terre.
Je m'agrippai à tout ce que je pouvais, dans la douleur insoutenable de mes articulations et de mes cuisses brûlantes. Le passage était vraiment étroit, glissant au possible. Le gouffre guettait. L'averse emprisonnait le paysage. Troncs gris, parois grises, montagnes grises. L'uniformité d'une nécropole.
Là-bas, plus à droite encore, la roche s'extirpait du sol en un colosse de granit. Un flanc de montagne, brut et offensif. Coiffé de sa cascade, écrasante de puissance. Je m'approchai du déluge d'eau, les mains sur les genoux, avec un halètement devenu grognement. Une cavité, derrière la cascade , avait dit la vieille dame. Où ? Et comment l'atteindre ? Les torrents dévalaient d'une paroi verticale, à fleur de vide, avant d'éclater au fond du canyon dans un lac intermédiaire. Non, impossible. Pas sans cordage. Des enfants…
Comment avaient-ils pu découvrir une grotte, y emmener Vincent ?
Et sa mère ? Était-ce l'endroit où elle attisait les regards des mâles, dans sa nudité originelle ?
J'avais emprunté la mauvaise voie, forcément. Les dessins au fusain. Le reflet des yeux dans le lac. Oui !
Le dessin se trouvait là, sous mes pieds. Il ne fallait pas attaquer la Goutte-d'Or par le haut… Mais par le bas… Par le petit lac…
Une vibration, dans ma poche. Le portable. Un nom, sur l'écran, martelé par les barreaux d'eau. Leclerc. J'hésitai, puis sortis l'appareil de l'emballage. Voix lointaine, à peine audible. Grésillements, parasites en tout genre, roulement incessant du tonnerre.
— Shark ! Écoute bi… ce que… te di…
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