Au fil de ma descente, les briques crevaient sous le souffle tiède de la moisissure, qui perlait avec ce chuintement pâle des grisous menaçants.
À dix mètres sous la surface, mon Glock fouillait l'espace des voûtes muettes. Dans les souterrains plus sinistres encore, entre des forteresses de verre, une silhouette se figea.
— Ne bougez pas ! criai-je, le canon à bout de bras.
Le spectre s'enroula lentement jusqu'à se confondre avec l'obscurité.
— Je… Je n'ai rien fait ! fit une voix.
Les lumières noires agrippées au plafond allumaient mes mains comme les gants blancs d'un clown. J'avançai prudemment vers Amadore, recroquevillé dans un coin, tremblant comme un agneau naissant.
Autour, des alignements de vivariums géants, épris d'ombre et d'humidité, où frissonnaient, de temps à autre, les feuilles d'arbustes miniatures. Elles bourgeonnaient là, par dizaines, invisibles sous des murmures de végétaux ou des copeaux de bois. Les araignées.
Je brandis ma carte de police et enjoignis d'un signe à Amadore de se relever.
— Vous… vous n'avez pas le droit ! gloussa-t-il.
Il tendit un large cou de buffle sur un corps aux épaules tombantes, genre boxeur déchu, avec de tout petits yeux de fouine où dansait le louvoiement de la crainte.
— Que contiennent ces vivariums ? grinçai-je en claquant la crosse de mon arme sur le plexiglas.
— Des… des araignées. Il n'y a rien qui m'interdise d'en posséder !
— Ça dépend. Sont-elles dangereuses ?
— Absolument pas…
— Approchez, monsieur Amadore. Lentement…
Il s'exécuta. Une veine grossissait le long de son arcade droite. Pas un modèle de beauté, le type, une laideur de mauvais insecte. Je cerclai son poignet de ma main, ôtai le capot d'une cage et plongeai nos deux avant-bras à l'intérieur, le sien légèrement plus en avant, politesse oblige. Il se mit à hurler.
— Arrêtez ! Arrêtez ! D'à… d'accord !
Je relâchai la pression.
— Très bien, monsieur Amadore. Repartons sur de meilleures bases. Ces araignées sont-elles dangereuses ?
Il serra les dents.
— Oui ! Merde ! Vous avez failli…
Il tapota sur le carreau. Deux pattes exploratrices transpercèrent le tapis de feuilles.
— Atrax robustus ? me hasardai-je.
Ses yeux flambèrent.
— J'ai pris toutes les précautions, j'ai même des sérums antivenins ! J'habite au milieu des champs, elles sont enfermées et ne peuvent nuire à personne !
— Vous oubliez la copine de l'étage, dans l'espèce de tunnel qui donne sur l'extérieur…
— Ma Steatoda nobilis ! Me dites pas que vous l'avez écrasée ?
— Une belle purée blanche.
Je l'acculai contre l'habitacle de Atrax, la poitrine bien haute.
— Où vous les procurez-vous ?
Le visage du biologiste se décomposa.
— Je… je… Qu'est-ce que vous allez me faire ?
Sympathique, ce petit, et malléable. Le tutoiement s'imposait.
— Tu sais quoi ? répondis-je en posant une lourde main sur son épaule, je me fiche royalement de ces bestioles que tu caches ici. Si tu as envie de te foutre la frousse, c'est ton histoire. Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont tu les obtiens.
Il me regarda par deux fois.
— Je… je ne peux pas parler… J'aurais de graves problèmes.
— Pour le moment, ton problème, c'est moi !
Amadore saisit toute la subtilité de ma remarque quand ma main encercla à nouveau son poignet.
— Non ! Ne recommencez pas ! C'est… c'est dans une bourse d'insectes que je l'ai rencontré la première fois… Ça doit remonter à un an…
— Qui ça ?
— Un mec que je n'avais jamais vu, mais qui, apparemment, me connaissait. Ce jour-là, il est venu vers moi et m'a dit qu'il pouvait dénicher n'importe quelle variété. Vous comprenez, monsieur…
— Sharko…
Il remua le bras et je finis par le lâcher.
— … Monsieur Sharko, les passions entraînent parfois bien au-delà du raisonnable. Les gens ont plus peur des araignées que de la mort et pourtant, moi, je les admire. Ce sont des modèles… parfaits. Aucun acier, aucune fibre synthétique actuellement ne présente une stabilité comparable à celle de leur soie. On l'étudié même pour fabriquer des gilets pare-balles, vous imaginez ? J'avais l'occasion d'avoir sous la main les spécimens les plus extraordinaires de la planète, moyennant finances, bien entendu. Aucun arachnophile n'aurait refusé pareille proposition.
Les yeux d'Amadore s'illuminaient. Se déployait en face de moi un tout autre être, qui avait redressé ses épaules et ouvert grand ses yeux.
Passage au vouvoiement.
— Que savez-vous de ce fournisseur ?
— Rien du tout, répondit-il d'un geste résigné. C'est lui qui me contacte lors des marchés d'insectes, quand bon lui semble. Il me demande alors si je suis intéressé par telle ou telle espèce. Dans ce cas, il me donne rendez-vous dans un endroit chaque fois différent… Parfois j'attends une, deux, trois semaines. Ça… vous allez trouver ça bizarre, mais j'ai remarqué que ça dépendait du cycle de lune.
Je fronçai les sourcils.
— Comment ça, le cycle de lune ?
— J'ai dû voir ce type une dizaine de fois. Nous procédions toujours à l'échange une nuit de lune nouvelle. J'ai vérifié sur un calendrier. Pile poil à la nouvelle lune…
— Les cycles lunaires… Ça n'a aucun sens… Les araignées y sont sensibles ?
— Absolument pas. J'ai cherché aussi, mais je n'ai pas d'explication. Ça restera un mystère…
Une toile vibra, à ras de ma tête. Deux pattes sombres rayées de jaune s'éveillèrent au bord d'une fissure. Je reculai de trois pas.
— N'ayez crainte, fit le biologiste. Ce sont de petites épeires, que l'on trouve dans tous les jardins. Pas de quoi fouetter un chat.
Je me décalai légèrement, les mains sur le torse.
— Comment s'approvisionne-t-il ?
— Aucune idée. Il expose une liste d'arachnides, je choisis.
— Combien vous les vend-il ?
Amadore s'effaça dans les ténèbres, plongea lentement la main dans un tapis de sciure et collecta une mygale aux mandibules rosées, qu'il caressa.
— A votre gauche, la Latrodectus mactans , une veuve noire d'Amérique du Sud, m'a coûté plus de mille euros. Atrax robustus , le double.
Il m'entraîna sous une autre voûte, éclairée d'ampoules rouges, barrée d'une gigantesque vitre en plexiglas. De l'autre côté, l'enfer. Des pyramides de soies entrecroisées, des insectes encoconnés, des carcasses digérées.
— Ce superbe spécimen de néphile est le plus cher de ma collection, pas loin de quatre mille euros. C'est une variété tropicale qui possède le fil le plus résistant au monde. Sa toile est capable de stopper des humains au rythme de marche. Regardez-la travailler, dans le coin, en haut à droite. Il lui faut une heure et quart pour tisser cent quarante mètres de soie parfaite. Une pure merveille !
Mes poils se hérissèrent, pris dans ce froid intense qui me remontait l'échiné.
— Des milliers d'euros qui croupissent au fond d'une cave, j'avoue que j'ai du mal à saisir, constatai-je d'un geste nerveux.
Amadore se braqua, appelant une colère brune dans ses yeux.
— Et une lithographie plus laide qu'une chiure de pigeon, vous croyez que ça a un sens ? Les araignées ont toujours imposé le respect ! Ce sont de nobles architectes, les Indiens Navajos s'en inspirent encore pour construire leurs hogans. Les biologistes utilisent le venin des Atrax pour créer des céréales qui empoisonnent les insectes. On a tellement à apprendre d'elles ! Elles sont partout. On en trouve deux millions dans un champ et plus d'une trentaine à l'intérieur des maisons les plus propres qui soient. Elles sont hors de vous et en vous. Sur une vie, ici en France, vous en avalez une dizaine durant votre sommeil. C'est véridique ! J'adore raconter ça aux femmes ! Vous verriez leurs têtes ! Dix araignées qu'on avale, en pleine nuit, sans s'en rendre compte !
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