— Quels fléaux ?
— Le paludisme, les invasions de criquets, les pucerons.
— Les… pucerons ?
— Toutes ces espèces disposent d'une arme difficile à vaincre : leur ahurissante fécondité. Les pucerons, en plus d'être les plus gros pondeurs, sont parthénogénétiques, leurs femelles n'ont pas besoin de fécondation. Alors elles pondent, sans cesse. Leurs jeunes, après quelques jours seulement, pondent à leur tour et ainsi de suite. Nous entrons dans le monde terrifiant des progressions géométriques ; seuls leurs prédateurs naturels, les fourmis, réussissent à les vaincre. Sans elles, l'humanité aurait été anéantie depuis longtemps… Or les hommes cherchent à éradiquer les fourmis, et les pucerons résistent de plus en plus aux insecticides. L'équilibre est en train de se rompre, ce gars en était parfaitement conscient.
Il me proposa une bouteille d'eau. Je le remerciai d'un hochement de menton avant d'engloutir plusieurs gorgées.
— Continuez, s'il vous plaît…
— De là, il en est venu à me parler de ces scarabées, de leur incroyable pouvoir destructeur. Il m'a confié pouvoir se les procurer quand il voulait, il suffisait que je les lui commande. Pourquoi m'a-t-il branché sur ce sujet ? Mystère… Toujours est-il que le dernier jour où je l'ai vu, il me les a ramenés en m'annonçant, de cette même voix grave, étouffée : Cadeau. Posez-les à proximité d'une ruche. Ils feront le reste…
Ses dents grincèrent, cercle blanc au cœur d'un visage de flammes. Il s'empara du bocal, l'ouvrit, le bourra d'un chiffon, s'apprêtant à en écraser les locataires.
— Non… Ne… touchez plus à rien ici ! ordonnai-je en tendant la paume. Des… policiers vont venir… pour… des relevés… Vous… allez répéter tout ça devant… un officier…
Je me pris la tête dans les mains, tandis qu'il ajoutait :
— Je n'en reviens toujours pas… Deux petites bêtes, capables de décimer des milliers d'abeilles et le travail de toute une vie… Votre mec… à l'entendre parler, je peux vous garantir qu'il croyait réellement en sa théorie… un sacré fanatique…
Après ma visite chez Von Bart, je rapportai l'histoire à Del Piero qui, immédiatement, dépêcha des équipes sur place. De son côté, elle exigea mon retour au 36, où m'attendaient deux types au sujet de l'affaire Patrick Chartreux. Le feu d'artifice commençait.
D'abord un gars de l'IGS. Pas la mine de l'emploi, le loustic. Fin comme une allumette. Mais un tueur de première. Questions fusantes, regard perçant. Un détecteur de mensonges sur pattes. Alors je me contentai de lui raconter la vérité, omettant mon petit détour par Saint-Malo. Après tout, je n'avais passé là-bas qu'une demi-journée, sur le chemin du retour… Rien de prémédité. J'étais tombé sur Chartreux par le plus grand hasard, je l'avais tabassé. Pas de quoi fouetter un chat…
Le pire, c'était l'autre. Le psy. Une belle vacherie de Leclerc, qui voulait s'assurer de l'équilibre de ma santé mentale. Ça n'avait pas duré plus d'un quart d'heure, me semblait-il. Un quart d'heure pendant lequel je n'avais pas ouvert la bouche. On répond aux cons par le silence…
Je sortis de là un poil énervé, pour ne pas dire carrément en rage.
Sibersky ne me laissa pas le temps de regagner mon bureau, se faufilant devant moi pour me bloquer le passage.
— Vous m'aviez demandé des recherches sur les insectes. Il n'existe pas de boutiques qui en vendent à proprement parler. Les seuls établissements dans ce domaine sont les magasins de terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés, comme la mygale…
— Ça, je le savais déjà. Quoi d'autre ?
— A une cinquantaine de bornes d'ici, on trouve le CARAT, le Centre d'Acclimatation et de Reproduction d'Animaux Tropicaux. Une ferme d'élevage spécialisée dans la reproduction de reptiles, d'insectes et d'arachnides, vendus ensuite à des particuliers, laboratoires ou facultés de science. Suivi de près par les services de santé, avec des contrôles très stricts. Caméras, comptage quotidien des spécimens, fécondations limitées. D'après moi, la faille ne vient pas de là.
J'allumai une cigarette entre mes doigts tremblants. La première bouffée tapissa ma gorge d'un velours désiré. Saloperie de drogue.
— Et pour les bourses d'insectes ?
— Pas grand-chose. Organisées toutes les semaines, un peu partout dans Paris. Les marchandises vendues sont légales et inoffensives, des vérifications fréquentes ont lieu. Il existe aussi un gros volume d'échanges sur Internet. J'ai fourré le nez dans des forums publics traitant du sujet. A priori, rien d'irrégulier. Je te cède ma mante religieuse, tu me refiles ton papillon. Sanchez et Madison creusent plus en profondeur, on ne sait jamais.
Sibersky sortit d'une pochette une petite pile de procès-verbaux.
— J'ai gardé le meilleur pour la fin. La détention illégale d'animaux…
— Accouche !
— Boas, pythons, lézards, il y en a des mille et des cents, mais j'ai recensé les cas les plus intéressants dans la région, ceux les plus proches de… nos aspirations.
Il me tendit le feuillet du dessus.
— Celui-ci sort du lot…
— Là, tu commences à me plaire.
— J'ai joint l'officier de la police des animaux, chargé de l'affaire à l'époque. Ça remonte à l'année dernière. Une femme, hospitalisée suite à de violents accès de fièvre, des hallucinations, de graves nausées. Les médecins constatent, sur son mollet, deux trous minuscules…
Sibersky se pencha sur mon bureau, appuyant sur le papier.
— Les examens toxicologiques ont été formels, la vieille dame avait été piquée dans son appartement par une… malmignatte, l'une des araignées les plus dangereuses d'Europe, inexistante dans nos régions ! Immédiatement, la mamy pense à son voisin de palier. Elle l'a déjà vu entrer avec de petites boîtes bourrées de sauterelles. Lorsque les flics débarquent chez lui, ils ne trouvent que des vivariums peuplés en effet de sauterelles, des documents traitant des insectes, mais rien de plus. En fouillant les poubelles, au sous-sol, ils découvrent cependant deux souris mortes, frappées par des poisons très violents. Après analyses, on conclura à de l'atraxine et de la robustine, des protéines caractéristiques du venin de Atrax robustus, une aranéide australienne mortelle pour l'homme !
— Très très intéressant. Et ça s'est terminé…
— Sans suite. Le type, Amadore, a nié en bloc. Biologiste, il a prétendu avoir ramené le duo de cobayes de son labo. Expérience sur les neurotoxines, qu'il disait. L'enquête n'est pas allée plus loin, par manque de preuves. Ni la malmignatte, ni Atrax robustus n'ont été retrouvés et les lois sur le recel illicite d'animaux n'en sont qu'à leurs balbutiements… On ne voyait pas réellement de quoi l'incriminer.
Je m'enfonçai dans mon fauteuil, l'air satisfait.
— Bon boulot ! La filière des détentions illégales d'animaux… Je n'y avais pas pensé…
— Je n'ai fait que mon job.
— Tu en connais davantage sur ce… Vincent Amadore ?
— Un métier à rallonge, biologiste au laboratoire de zoologie des arthropodes du muséum d'Histoire naturelle de Paris. Vingt-huit ans, physique fluet. Il a déménagé depuis cette salade et vit maintenant au nord de Paris, un hameau du nom de… Rickebourg. Il habite dans un ancien… pigeonnier…
— Un pigeonnier ?
— Ouais, bizarre, mais je n'en sais pas plus… En tout cas, il est chez lui. J'ai appelé et simulé un faux numéro…
Je fermai un instant les yeux.
— D'après ton document, l'incident s'est déroulé en octobre 2003. Passe des coups de fil auprès du muséum, des collègues d'Amadore, ont-ils eu vent d'un voyage en Australie ? Mais je crois connaître la réponse. À mon avis, une personne ou un réseau organisé refile des bestioles dangereuses dans notre proximité…
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