Une clochette éveilla deux grands yeux à mon entrée dans l'antre de miel.
Une femme mince à la longue chevelure grise leva la tête de ses cartons, où elle entassait des pots de verre vides.
— Madame Von Bart ?
Elle puisa une fraîcheur transparente dans un seau, aspergea son visage lissé de fines rides avant de s'éponger.
— Oui. Excusez-moi. Je peux vous aider ?
Je lui exposai la situation. Je recherchais un homme ayant acheté du miel de ruche, au jour le jour et non traité. Elle rejeta ses cheveux légèrement humides vers l'arrière, stimulant des senteurs de fleurs coupées.
— Nous avons énormément de clients qui…
— … vous commandent du miel naturel, je sais. Mais vous allez essayer de faire un effort pour vous souvenir, parce que cet individu est très certainement impliqué dans une affaire d'homicide.
Elle porta ses mains squelettiques sur ses lèvres.
— C'est pas vrai !
— Celui dont je vous parle doit avoir entre vingt-cinq et quarante ans, il est venu régulièrement pendant deux semaines mais depuis hier ou avant-hier, vous ne le voyez plus. Il doit être costaud, présente peut-être une particularité physique, un défaut sur la figure… Ça ne vous évoque rien ?
Par la baie vitrée, elle scruta l'étendue du domaine, les yeux plongés dans le lointain.
— Une particularité physique, vous dites ? Hum… Quelqu'un me revient en mémoire, un type très original… Enfin, original n'est pas le terme exact, disons plutôt… à part. Avec mon mari, on l'appelait L'homme-soleil.
Je la considérai d'un regard qui en redemandait.
— L'homme-soleil ?
Elle poussa un emballage bien plein dans un angle avant de revenir à moi.
— Excusez-moi… Oui, L'homme-soleil. Voilà à peu près trois semaines, un bonhomme a débarqué en tenue d'apiculteur. Gants, vareuse, pantalons, bottes et même la coiffe. Il a déclaré vouloir du miel non décanté et de la propolis, qu'il paierait un bon prix s'il les prélevait lui-même.
— Quoi ? En tenue d'apiculteur ? Mais ?! Ça ne vous a pas surprise ?
— Bien sûr que si ! Vous imaginez bien ! Mais il a expliqué être allergique au soleil, qu'il ne pouvait pas sortir de jour sans être couvert des pieds à la tête. Une maladie orpheline, dont il m'a donné le nom, le… xeroderma pigment quelque chose. Avais-je des raisons de ne pas le croire ?
Je ressentis l'impuissance d'une plante verte au fond d'une cave. Il était venu ici, exposé au grand jour et pourtant incognito.
— Vous n'avez donc jamais vu ses traits ?
— Non, pas le moindre centimètre carré de chair. Je ne pourrais même pas vous dire s'il était blanc ou noir.
Sous son large front arrondi, elle me jaugea d'un œil vif.
— Physiquement, il avait exactement votre corpulence. Environ un mètre quatre-vingt-cinq chaussé, belle largeur d'épaules. Un gars solide avec une voix grave, très grave, à la Ray Charles.
Sur mon carnet, je notai l'essentiel. Ma pointe de stylo perçait presque le papier. En tenue d'apiculteur ! Le fumier…
— Donnez-moi la date exacte de son premier passage.
— Euh… Je dois posséder les encaissements… Une minute…
Elle effectua quelques opérations informatiques derrière son comptoir.
— Voilà les tickets. Environ cinq cents grammes de miel et trois cents grammes de propolis, tous les jours vers onze heures depuis le… deux juillet.
J'entourai la date de rouge sur mon calepin.
— Il vous a payée en liquide je suppose ?
— Oui.
— Pas d'adresse, de nom, de traces de son écriture ?
— Absolument pas.
— La propolis… Qu'est-ce que c'est ?
Elle désigna des crèmes, des gélules, alignées sur des étagères.
— Un composé résineux que les abeilles récoltent sur les bourgeons et écorces de certains arbres, auquel elles apportent leurs propres sécrétions. Elles l'utilisent pour fortifier la ruche, réparer les fissures, stériliser les alvéoles avant la ponte de la reine. Chez l'humain, son absorption sert à renforcer le système immunitaire. Mélangée avec une préparation à base de plantes, on s'en sert aussi pour apaiser les rhumatismes. Pure, en pommade sur la peau, elle aide à une cicatrisation plus rapide des petits bobos.
— Comme les boutons de moustiques par exemple ?
— En effet. Là où une piqûre mettrait cinq jours à disparaître, il n'en faut plus que deux avec la propolis.
Je m'approchai des étals, relevant les divers pourcentages et les préconisations pharmaceutiques.
— Trois cents grammes par jour, même en application sur tout le corps, c'est tout de même beaucoup, non ?
— Énorme ! Car, de manière générale, quelques grammes suffisent. Mais la propolis se conserve. Peut-être se constitue-t-il des stocks pour l'hiver ? Ou alors il tient une boutique ? Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
— Et dans le cas contraire ? S'il la consommait au jour le jour ? S'il avait à dépenser ces trois cents grammes ?
Elle retourna à ses occupations, toujours en me faisant face. Bocaux dans des cartons.
— Je ne vois pas. Dans les temps anciens, on en usait à d'autres desseins, mais c'est d'une époque révolue. Ça ne vaut pas la peine que…
— Ça m'intéresse…
Elle se releva et mit ses mains sur ses hanches, comme si elle avait un point de côté. Une grimace stressa ses hautes pommettes.
— Excusez-moi… Une sale douleur lombaire…
— Je vous en prie… Prenez votre temps.
Elle s'écrasa sur une chaise en rotin.
— La… la propolis est connue pour ses propriétés antiseptiques et anesthésiques très puissantes, supérieures encore à la novocaïne. Au temps des pharaons, on l'employait pour éviter la putréfaction et embaumer les momies. Plus tard, notamment pendant les guerres hivernales, on la chauffait pour la couler à l'intérieur des plaies. En refroidissant, elle agissait comme un écran aseptique qui, en plus d'éviter l'infection, stoppait l'hémorragie. Solution difficilement applicable l'été, car au moindre rayon de soleil la propolis fond et le sang s'échappe du corps…
Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. La propolis… L'homme-soleil, l'homme-insectes, le tueur quoi, ne s'en était certainement pas procuré pour protéger son organisme des bactéries, ni celui de ses victimes d'ailleurs. Dans quel but, alors ? Accélérer le processus de disparition des piqûres de moustiques ? Certainement, mais seulement en partie. Trois cents grammes quotidiens, c'était trop énorme.
Embaumer… Stopper les hémorragies… Viviane Tisserand ne présentait aucune blessure, son mari une seule sur le pectoral, propre et suturée au fil à soie.
Toute la propolis ne leur était pas destinée. Leur fille… Dans quel but ?
Tout en inscrivant un tas de notes, je poursuivis mon questionnement :
— Décrivez-moi sa voiture, le plus précisément possible. Couleur, type, caractéristiques. Et je vous paie un caisson de Champagne si vous me donnez sa plaque d'immatriculation.
Elle désigna des frondaisons imposantes, par-delà les baies vitrées.
— Vous en ferez l'économie, du Champagne. Pas de véhicule. Il venait à pied, en passant par le petit sentier qui attaque le bois et donne sur une départementale. Il y a un parking, à environ cinq cents mètres de l'autre côté. Il se garait certainement là-bas.
Mes dents grincèrent. Ce fumier avait su prendre ses précautions. S'attendait-il à notre visite, tôt ou tard ? L'apicultrice mesura soudain la portée de ses propos : un criminel, peut-être, au creux de ses ruches. Son visage blanchit, elle resta un moment sans réaction, les doigts tremblotants. Je me raclai la voix et ses yeux revinrent à moi.
Читать дальше