Le silence les plomba quelques secondes. Lucie était sous le choc. Celle à qui elle voulait rendre justice depuis le début était justement celle qu’elle traquait, celle qui tuait, qui prélevait les yeux et les cerveaux. La grande organisatrice. La malade, la tueuse.
Sharko ne tenait plus en place, tel un lion en cage.
— Imagine ceci : à force d’essais, de recherches, d’acharnement, Peterson et Lacombe filment ensemble une découverte monumentale, celle de l’existence de la contamination mentale à laquelle le scientifique Peterson croyait, et pour laquelle il avait réussi à se faire financer par la CIA. Mais après sa découverte extraordinaire dans la pièce aux lapins, le chercheur convainc Lacombe de ne rien révéler à la CIA. Il connaît la puissance de sa trouvaille. Peut-être a-t-il en tête de vendre son savoir, ses découvertes à d’autres contacts prêts à le payer une fortune. Les services secrets français notamment, ceux de son pays d’origine…
Lucie acquiesça, elle compléta les paroles de Sharko :
— Lacombe se laisse séduire par Peterson et accepte. Pour protéger leur secret de la CIA, ils cachent le film des lapins dans un autre court-métrage bizarroïde dont Lacombe a le secret. Même si la CIA a visualisé ce film, parce qu’elle devait contrôler les bobines, les tirages, les pellicules, elle n’a dû y voir que du feu. Tout au plus a-t-elle découvert quelques images subliminales de Judith Sagnol. Lacombe, par son génie et sa folie latente, a piégé le renseignement américain à son propre jeu.
— Exact. De son côté, Peterson a déjà l’idée de disparaître, de fuir le Canada, et il veut récupérer Alice, celle par qui il a réussi à reproduire le syndrome E. Est-elle devenue un objet d’étude pour lui ? Éprouve-t-il une certaine forme d’affection à son égard ? La considère-t-il comme la preuve vivante de sa réussite ? Un trophée ? Une curiosité ? Peu importe. Toujours est-il qu’il se marie, adopte Alice et tue Lacombe en déclenchant un incendie. Puis, probablement aidé et appuyé par les services français, il disparaît dans son pays d’origine, la France, avec Alice et le film original fabriqué par Lacombe.
— Sauf que Lacombe, de son côté, avait pris ses précautions en copiant le film et en le cachant à divers endroits. Les deux hommes devaient vivre dans la peur et la paranoïa, non seulement vis-à-vis de la CIA, mais aussi l’un par rapport à l’autre.
— Exactement, mais ces précautions n’ont pas empêché Lacombe d’y passer. Protégé et caché, Peterson s’installe en France et continue sans doute ses travaux. Les découvertes sur le syndrome E passent entre les mains des Français, au nez et à la barbe de la CIA. Alice fait les frais du fanatisme de Peterson, de sa folie. N’oublions pas son calvaire au Mont-Providence, et surtout, le déclenchement dans la salle d’expérience. C’est elle qui se met à massacrer les lapins en premier. Elle est le patient zéro du syndrome E, elle est à l’origine de la vague de folie qui a frappé toutes les gamines. Cette expérience lui a laissé de graves séquelles psychologiques, forcément. Une violence et une agressivité profondément ancrées en elle, dans la structure même de son cerveau. Mais cela ne l’empêche pas d’être brillante et de, sans doute, prendre le relais de son père, si je puis parler ainsi.
— Je me souviens bien des corps de Luc Szpilman et de sa petite amie… Tous ces coups de couteau. Il y avait eu de l’acharnement, une agressivité sourde, incompréhensible.
— Comme sur les gamines en Égypte… Comme sur le restaurateur de films. Comme pour les lapins. Aujourd’hui, Alice a soixante-deux ans, et ça ne l’empêche pas de continuer à tuer. La folie, la violence, l’habitent comme elle a habité tous ceux qui ont été impliqués dans cette histoire.
Lucie serra les poings, secouant la tête, les yeux rivés au sol.
— Il y a un truc que je ne comprends toujours pas. Pourquoi les électrodes et la stimulation cérébrale profonde sur Mohamed Abane ?
— Ce n’est pas compliqué. Il y a eu une manifestation naturelle, instantanée et non contrôlée du syndrome E à la Légion, qui a entraîné une bavure et le massacre de cinq jeunes légionnaires. Sauf qu’Abane, blessé à l’épaule, était encore vivant. D’une part, il était hors de question de le laisser en vie à cause de la bavure, mais d’autre part, Abane était, comme Alice, un patient zéro. Je crois qu’avant de le tuer, Alice Tonquin, alias Coline Quinat, a voulu faire des expériences. Elle avait là un cobaye humain vivant, ce qui ne devait pas lui arriver si souvent. Elle tenait quelqu’un qui, au fond, lui ressemblait et a dû la ramener à sa période la plus douloureuse. Dieu seul sait le martyre qu’elle lui a fait subir.
Le visage de Lucie s’assombrit.
— Il n’y a pas que Dieu qui sache. Nous aussi, nous n’allons pas tarder à savoir.
Elle se leva et regarda un avion qui fendait le ciel. Puis elle se tourna vers Sharko, qui manipulait son portable nerveusement.
— Tu meurs d’envie d’appeler ton chef, n’est-ce pas ?
— C’est ce que je devrais faire, oui.
Elle lui serra les poignets :
— La seule chose que je demande, c’est de voir Alice face à face. J’ai besoin de lui parler, d’affronter son visage, pour pouvoir l’exorciser. Je ne veux plus la considérer comme une pauvre gamine, mais comme la pire des tueuses.
Sharko se rappela son propre face-à-face avec le cadavre suspendu d’Atef Abd el-Aal, la sensation morbide de jouissance qu’il avait ressentie lorsqu’il avait tourné la pierre du briquet et avait vu son visage s’enflammer. Il s’approcha de Lucie et lui dit à l’oreille :
— Cette histoire dure depuis plus d’un demi-siècle, nous ne sommes pas à quelques heures près. J’appellerai avant notre décollage. Moi aussi, je veux être aux premières loges et ne rien rater. Non mais, qu’est-ce que tu crois ?
Ils avaient attrapé le dernier vol, ce soir-là, en partance pour Paris. L’avion n’étant pas tout à fait plein, ils purent s’installer côte à côte. Le front collé au hublot, Lucie vit Montréal se transformer en un grand vaisseau lumineux qui, progressivement, se laissa engloutir par les ténèbres de la nuit. Une ville dont elle n’avait connu que la face la plus sombre.
Puis vint la noirceur infinie de l’océan, cette masse insoupçonnable qui frémit de vie et qui porte dans son ventre mou le destin de notre futur.
Sur sa gauche, Sharko avait mis son masque de sommeil et était vautré dans son fauteuil. Sa tête dodelinait, il s’abandonnait enfin. Ils auraient pu profiter de ces huit heures de voyage pour discuter, se raconter leur vie, leur passé, apprendre à mieux se connaître, mais tous deux savaient que c’était dans le silence qu’ils se comprenaient le mieux.
Lucie regardait avec envie et tristesse ce visage carré, cette gueule qui avait vécu. Elle effleura du dos de sa main la barbe naissante et se rappela que leur relation était née au cœur même de leurs propres souffrances. Il y avait de l’espoir. Au fond d’elle-même, elle voulait se convaincre qu’il y avait de l’espoir, que toutes les terres brûlées finissent par redonner du blé, un été ou l’autre. Cet homme-là avait dû traverser tout ce qu’il y avait de pire, il avait dû, jour après jour, tenter de pousser avec son bâton une boule de vie qui se détruisait encore, et encore, à chaque nouvelle incursion dans le domaine du Mal. Mais Lucie voulait essayer. Essayer de lui rendre le dixième, le centième de ce qu’il avait perdu, elle voulait être là quand ça n’irait pas, et aussi quand ça irait. Elle voulait qu’il serre ses jumelles contre son cœur et que, lorsqu’il plongerait le nez dans leurs cheveux, il pense, peut-être, à son propre enfant. Elle voulait être avec lui, tout simplement.
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